YouTube plutôt que l’école. La polémique d’une société sans repères
Partagez maintenant sur :
Il me fallait laisser un peu se calmer les chaudes empoignades qui ont accueilli la nomination de nouveaux membres du gouvernement, avant de commenter une polémique que je n’avais pas vu venir. La nouvelle ministre congolaise de la Jeunesse fait partie de nouvelles têtes gouvernement remanié le vendredi 8 août dernier. La nomination de Grâce Kutino a aussitôt déclenché une vive polémique au sujet de son parcours académique. Sur les réseaux sociaux notamment, certains ont prétendu qu’elle n’était pas titulaire du diplôme universitaire dont elle se prévaut.
Je dois vous avouer tout de suite que c’est le genre de débats qui ne m’intéressent guère. Au Congo, il y a comme un fétichisme de diplôme. Plus on a de diplômes, mieux on est vu et plus on a de l’importance sociale. Je suis étranger à ce monde-là. Mon père que j’ai vu faire le meunier pour financer une partie de mes études me répétait qu’il ne m’envoyait pas à l’école pour collectionner des diplômes ni même pour être premier de classe.
Mais avec mon père, nous partagions un amour immodéré pour l’école. Comme lui, je pense que l’école est la plus merveilleuse des trouvailles de l’esprit humain.
C’est pour cette raison que mon sang n’a fait qu’un tour quand j’ai lu que des personnes, voulant défendre la nouvelle ministre contre ses accusateurs – dont je ne suis pas, mais vous l’aurez compris – ont soutenu que l’école ne servait finalement plus à rien. Que les diplômes qu’on y décerne sont plus ou moins inutiles.
Sur Twitter, un utilisateur a même osé argumenter, expliquant que désormais on pouvait apprendre sur YouTube ce qu’on apprend à l’école.
Cette phrase m’a mis en colère. Mais pas contre cet utilisateur. Ce dernier m’inspire la pitié. Rien de plus. Il est, malgré lui, le produit d’une société qui tourne le dos tous les jours un peu plus à l’émerveillement, à la beauté, au doute fécond, à la science, à la connaissance, à l’histoire, à l’art pour embrasser tous les jours davantage la rentabilité immédiate, la notoriété sans compétence, l’enrichissement sans effort, le présent éternel.
Corrompue et évoluant dans une société tout aussi corrompue, l’école congolaise s’est décrédibilisée au point de laisser certains penser qu’elle ne servait plus à rien. Oui, c’est de cela qu’il s’agit.
Tous les débats enflammés autour de la ministre Kutino, ses diplômes, les facs qu’elle a fréquentées, l’utilité de l’école, ont pour soubassement la désacralisation de l’école. La preuve ? Les personnes qui ont soutenu que l’école n’était plus nécessaire et les diplômes, des papiers sans valeur, ont argué que le Congo est dans l’état dans lequel il est à cause des personnes bardées de diplômes.
C’est pour cette raison que je suis en colère.
En colère contre les dirigeants politiques qui ont abandonné l’école depuis la décennie 1980, n’investissant plus rien de substantiel ni dans la formation des enseignants ni dans les bâtiments scolaires ni dans l’outil pédagogique. Colette Braeckman raconte dans «Le Dinosaure. Le Zaïre de Mobutu» comment des enseignants ont déserté les salles de classe pour aller chercher fortune dans les mines quand l’exploitation minière a été ouverte à l’artisanat.
En colère contre les intellectuels congolais qui n’ont jamais réussi à donner un sens à l’école congolaise. Que doivent apprendre les écoliers congolais ? Quelle recherche doit être priorisée pour que les programmes scolaires reflètent à la fois l’universalité de la science et la particularité de notre histoire nationale ?
En colère, enfin, contre nous les parents qui, à force d’élever des enfants-rois, nous avons miné le contrat qui lie l’école et la société.
YouTube n’est pas une école
Dans «Des lieux qui disent», Édouard Philippe consacre un excellent chapitre à l’école.
«Pour apprendre, écrit l’ancien Premier ministre français, il faut un maître, qui n’est pas l’égal, ni l’ami, ni le ‘’baby-sitter’’ de l’élève.»
C’est la première différence entre YouTube et l’école. Si la plateforme de vidéos permet d’apprendre de formidables astuces et même d’acquérir des compétences (j’ai appris à utiliser CANVA sur YouTube), elle ne peut en aucun cas être un substitut à l’école.
En 1957 alors qu’il venait de recevoir le Prix Nobel de littérature, Albert Camus adresse une lettre à Louis Germain, son ancien instituteur à Alger.
« Cher Monsieur Germain,
J’ai laissé s’éteindre un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler un peu de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur, mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève.»
Les mots de Camus traduisent ce que ni YouTube ni aucune autre plateforme numérique dopée à n’importe quelle «intelligence artificielle» ne pourra jamais offrir.
«Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé.»
C’est cela un instituteur. C’est le monsieur ou la dame qui vous tient la main et vous fait entrer dans le monde où le savoir et la science avancent avec un pas assuré et l’ignorance recule.
L’instituteur, c’est cette autorité qu’a si bien décrite Xavier Alberti dans un excellent billet de blog consacré à la mémoire de Samuel Paty :
«Des institutrices et des instituteurs de la République m’ont appris qu’il fallait se lever quand le professeur, le directeur ou l’inspecteur entrait dans la classe… pourquoi ? Par respect, pour marquer notre crainte, notre reconnaissance et notre acceptation de l’autorité, non pas celle qui fait écho à la violence mais celle qui naît de ce que nous imposent la compétence et la moralité. Nous nous levions parce que dans la République d’alors, l’instituteur incarnait une figure centrale, un repère qu’aucun parent n’aurait contesté; nous nous levions parce que nous craignions nos parents et que l’instituteur en était le prolongement; nous nous levions enfin, sans le savoir, parce que la verticalité marque symboliquement l’acceptation du contrat social qui nous lie et parce qu’on n’imaginerait pas les députés du tiers-état, prêter le serment du jeu de Paume, assis.»
L’école est un lieu unique
Mais si comme nous le constatons chaque jour davantage, l’école n’est plus ce lieu de l’éclosion du savoir, où l’autorité s’impose par elle-même sans avoir besoin de recourir à autrui, comment s’étonner que certains la méprisent ?
La décrépitude du système scolaire congolais n’est un pas sujet nouveau dans le débat public. Mais trop longtemps, nous y avons répondu de la plus mauvaise des manières, la résumant aux questions de rémunérations (importantes mais pas exclusives) des enseignants.
Je fais partie des hommes qui ont passé leurs plus beaux moments de la vie à l’école. C’est toujours avec beaucoup d’affection et de tendresse que je parle de mes anciens enseignants.
J’emprunte à Stéphane Laporte ces mots :
«Tous les adultes ont le même regret. On fait tous la même erreur. On va à l’école pour en sortir. Et quand on en sort, on se rend compte que ce n’était pas si mal, finalement. On referait tous le même parcours, autrement. En profitant de chaque journée.»
J’ai pris du plaisir à l’école. Papa disait que les notes, ce n’était pas le plus important.
Le plus important à l’école, c’est la découverte de la connaissance, l’émerveillement qu’elle permet et la curiosité qu’elle déclenche.
C’est pour cette raison que nous allons à l’école. Pour nous ouvrir à la connaissance et au savoir. Pour obtenir les outils afin d’aller les chercher partout avec courage et lucidité, avec discernement et esprit critique.
C’est grâce à l’école que j’ouvre «Guérir le Congo du mal zaïrois» après avoir refermé «Le Dinosaure. Le Zaïre de Mobutu». Je veux savoir. Je veux apprendre.
Qu’est-ce qui a fait que le Congo à qui certains prédisaient un avenir plus prospère que le Japon à la fin des années 1950 soit devenu la risée du monde ?
Les réponses à cette question, je ne les trouve pas dans les manuels scolaires. Non. Mais je vais les chercher sans a priori, sans esprit de parti et avec un doute fécond dans tous les livres que ma santé me permet de lire. C’est ce que mes enseignants m’ont appris.
Il y a quelques années, mon ancien enseignant de géographie du secondaire est décédé. C’est lui qui nous faisait retenir par cœur les noms des cours d’eau et des montagnes d’Europe, d’Asie et d’Amérique.
S’il était encore vivant, il vous aurait dit que je dérangeais souvent pendant les leçons, mais que j’adorais la géographie (d’où mon goût pour la géopolitique, on ne se remet pas de l’école).
Et si vous voulez savoir pourquoi la géographie alors que je suivais la filière scientifique, c’est encore Stéphane Laporte qui a la meilleure réponse :
«Je sais, on vous bombarde de matières, et vous vous demandez à quoi ça sert. À quoi ça sert le cours d’histoire, si je veux faire médecin ? Le cours de biologie, c’est pour devenir médecin, le cours d’histoire, c’est pour devenir quelqu’un. Et vous ne serez pas quelqu’un dans 15 ans, vous devenez quelqu’un aussitôt que vous le savez.»
L’école de la République
J’en entends aujourd’hui s’interroger sur l’avenir de l’école à l’ère de l’intelligence artificielle. À la fin, n’aurons-nous pas les réponses à toutes les questions de la science au bout de nos doigts hyperconnectés ?
Si on en vient à se poser ce genre de questions, c’est parce que nous avons oublié le rôle de l’école. Nous n’allons pas à l’école pour apprendre l’année de naissance de Léonard de Vinci.
«L’important, ce n’est pas de savoir la date de sa naissance, explique M. Laporte, l’important, c’est de savoir qu’il a existé. Savoir son apport. Pour googler quelque chose, il faut d’abord apercevoir cette chose. En avoir la curiosité. La curiosité n’est pas dans votre cellulaire. La curiosité est en vous.»
En faisant de l’école le lieu où nous allons pour accumuler des diplômes afin d’assouvir nos vanités, nous lui avons enlevé toute substance. C’est pour cette raison qu’elle produit des journalistes qui ne savent pas écrire, des ingénieurs sans solutions, des architectes sans imagination.
Candidate à l’élection présidentielle française, Valérie Pécresse aimait à répéter : «L’école est la fabrique de la République».
Les personnes qui sortent de l’école congolaise doivent être suffisamment outillées et animées du maximum de curiosité pour inventer les chemins de l’avenir du pays. Pas ces chemins sans issue que nous vendent des illuminés venus du Nord, de l’Est ou de l’Ouest. Mais des chemins qui croisent notre histoire nationale et épousent nos réalités locales.
Par paresse et par faiblesse, l’élite congolaise a accepté, sans esprit critique, des solutions économiques fabriquées dans des bureaux qui se prévalent d’un pseudo consensus de Washington.
Quarante ans après, nous en sommes encore à nous demander comment «Guérir le Congo du mal zaïrois».
Pour y arriver, nous devons commencer par guérir notre école pour qu’elle ne sorte plus de personnes presqu’illettrées, en conflit avec la connaissance et la science, de personnes incapables de sens critique, juste bonnes à tout gober de ce qu’elles lisent maladroitement sur Internet, des personnes qui n’ont pour seule obsession que d’accumuler les diplômes sans jamais avoir appris à résoudre quelque problème que ce soit.
C’est à cause de ces personnes que certains en viennent à préférer YouTube à l’école.
Laisser un commentaire