Être utile à demain

Ce matin, j’ai sursauté quand j’ai lu sur le blog de Jacques Attali que «ceux qui naissent aujourd’hui ont toutes les chances d’être encore là quand commencera le vingt deuxième siècle». Je n’y avais jamais pensé. Il a raison, M. Attali.

Dans 78 ans, nous serons au vingt-deuxième siècle. L’allongement de l’espérance de vie- même dans les pays pauvres comme le Congo- permettra à de nombreuses personnes nées depuis 2020 de vivre le début du vingt-deuxième siècle.

Ce ne sera pas le cas pour l’auteur de ces lignes qui a déjà connu les dernières années du vingtième siècle.

A défaut d’être vivant quand l’humanité célèbrera son entrée au vingt-deuxième siècle, je voudrais néanmoins planter aujourd’hui des arbres à l’ombre desquels mes enfants s’abriteront au début de ce nouveau siècle. Car, comme le dit le proverbe grec, «une société grandit quand les vieillards plantent des arbres à l’ombre desquels ils savent qu’ils ne s’assoiront jamais.»

Rien ne devrait autant réjouir des adultes dans un pays que de mettre en place des politiques publiques dont bénéficieront les générations futures. C’est de cela que je voudrais vous parler aujourd’hui.

Vous aurez sans doute remarqué que dans mes derniers textes, je parle de plus en plus de la question du bien-être des générations futures. C’était notamment déjà le cas dans «Protéger les plus jeunes».

Je partage avec vous ma conviction : si un pays comme le Congo se retrouve aujourd’hui encalminé dans des problèmes que de plus en plus de gens trouvent insolubles, c’est parce que personne n’a pris la peine de penser l’avenir.

Si aujourd’hui, nous sommes obligés de recourir au maïs venu d’ailleurs pour nous alimenter, c’est parce que nous n’avons anticipé ni l’évolution démographique du pays ni la faiblesse de nos moyens de production agricole ni l’obsolescence de nos infrastructures de transport.

C’est donc une urgence pour les personnes de ma génération- je suis trentenaire- de commencer la réflexion sur le Congo dans lequel vivront nos enfants.

Et ce Congo-là arrive vite. Pas dans 70 ans. Non, dans 20 ans. Les enfants qui sont nés en 2020 sortiront de l’université. A quels types d’emploi postuleront-ils ? La réponse à cette question dépend de ce que nous faisons aujourd’hui parce que penser l’avenir, c’est agir raisonnablement aujourd’hui.

Comme l’écrit Jacques Attali, «faute de penser sérieusement l’avenir, on refuse d’agir pour l’orienter à temps vers le meilleur et on finit par paniquer au dernier moment devant des problèmes qu’on aurait pu résoudre, si on s’y était pris correctement bien avant».

Quels sont ces problèmes ? L’énergie, la sécurité, l’école, la santé et les infrastructures.

Si à l’entrée de la décennie 1990, les dirigeants zaïrois avaient pris à bras-le-corps ces questions, la moitié des problèmes auxquels fait face le Congo auraient déjà trouvé solution.

Trente ans après, rien n’a été fait.

Il serait suicidaire de rééditer cet «exploit» alors que nous nous approchons de 2050.

Pour que la génération de nos enfants vive dans un Congo meilleur que le nôtre, il faudrait que chacun se pose cette question simple : «comment être utile à demain ?».

Comme souvent lors de grandes catastrophes, nous avons tous clamé à l’unisson pendant la crise du Coronavirus que le «monde d’après» sera différent.

Sauf que, comme l’écrit si bien Xavier Alberti, «il n’y a pas de monde d’après, il n’y a que le monde d’aujourd’hui, incertain, chaotique, violent, impermanent, et il n’y a rien à espérer de demain que nous ne serions pas capables de faire aujourd’hui, à commencer par tirer les leçons de nos courses folles, celles qui nous ont conduit dans ce monde-là, où la seule promesse tenue est celle de vivre désormais dans le régime permanent de la catastrophe».

Pour que demain soit meilleur qu’aujourd’hui, il nous faut agir dès à présent pour faire advenir ce Congo prospère et libre que nous proclamons depuis trop longtemps sans jamais rien faire qui pourrait nous y mettre sur la voie.

Comment être utile à demain ?

En agissant dès aujourd’hui. Car, c’est dans l’action que l’être humain se révèle. Qu’il découvre autant qu’il se découvre. Qu’il crée autant qu’il se crée.

C’est aussi dans l’action qu’il se réalise et qu’il réalise la mission qui est la sienne, celle de transformer le monde qu’il a reçu en héritage de ses ascendants.

Agir donc pour poursuivre le travail jamais achevé de la création.

«L’homme est ce qu’il fait.» De ces gestes- petits et grands- posés tous les jours dépend notre destinée. De l’intensité, de la sincérité et de la volonté qu’on y met.

Le progrès vient du pas que l’on fait. Pas de celui qu’on dit qu’on va faire.

Parce que le monde ne nous attend pas. Parce que ses problèmes ne disparaissent pas avec le temps. Parce que remettre à demain ce qu’on peut faire aujourd’hui aggrave les difficultés plus qu’il ne les atténue. Il faut agir. MAINTENANT.

Par aveuglement, par renoncement, par «aquoibonisme», nous avons jusqu’à présent jugé bon de ne nous saisir des problèmes qui assaillent le Congo que par des mots : (fausses) colères, indignations sonores, incantations malhonnêtes, (fausses) promesses et slogans (creux).

Et comme «les mots d’aujourd’hui ne sont pas forcément les actes de demain», nous ne faisons rien, laissant à nos enfants la lourde tâche de résoudre des problèmes dont nous sommes pourtant à l’origine. Et comme «le bruit ne fait pas de bien et le bien ne fait pas de bruit», nos cris, récriminations et slogans nous donnent une illusion d’utilité qui se fracasse à la première crise venue.

Pour que notre déficit de production agricole trouve une solution, il faut déjà commencer à produire aujourd’hui de manière que la production gagne, avec le temps, en quantité et en qualité.

Car la question de notre indépendance alimentaire est tout sauf accessoire. Dépendre des autres pays pour nous nourrir est plus que problématique. La guerre en Ukraine nous a rappelé que la production agricole peut être utilisée comme une arme de guerre.

De la même manière, ne pas former correctement des ingénieurs, des enseignants et des artisans va finir fatalement par créer une dépendance mortifère pour le Congo.

Les habits et les chaussures que nous porterons demain doivent pouvoir être fabriqués par les jeunes que nous formons aujourd’hui. Il en est de même pour les chaises sur lesquelles nous nous assoirons demain.

D’où l’utilité de penser la formation des jeunes. Tout le monde se rend bien compte que l’école congolaise forme mal ou de manière peu efficiente au regard des besoins du pays. C’est un travail de long terme qui doit être fait. Mais il faut commencer MAINTENANT.

«Un pays, comme une entreprise, une famille ou une personne, ne peut rien construire de grand ni d’exaltant, ni de sérieux, ni de consensuel, ni d’empathique s’il ne pense pas à ce qu’il ou elle peut devenir dans le long terme», conseille Jacques Attali.

Notre incapacité à penser le long terme et notre facilité à remettre toujours à demain ce que l’on peut faire aujourd’hui nous empêchent de penser le progrès.

Comment être utile à demain ?

La réponse à cette question n’est pas «réductible à un homme seul, à une femme seule ou à un slogan, elle appelle chacune et chacun d’entre-nous à la seule valeur qui tienne sa promesse, celle de l’engagement. Oui, il est temps de s’engager et de répondre à la mobilisation des uns, à l’inquiétude des autres et même à la folie de quelques-uns par l’action et non plus seulement par l’indignation, fut-elle retweetée des milliers de fois».

Si l’enseignant se donne la peine de former correctement. Si le journaliste informe correctement. Si le magistrat dit le droit, en toute circonstance. Si le fonctionnaire refuse de se laisser corrompre. Si le commerçant ne se crée pas artificiellement une trop grande marge bénéficiaire. Si le député contrôle bien l’action du gouvernement. Bref, si chacun fait correctement avec conscience et efficacité le travail qui est le sien, il sera utile à demain.

C’est comme cela que se construit l’avenir. Et c’est comme cela que l’on lègue à la postérité un pays en meilleur état.

Je veux qu’il porte ton nom…

-C’est ta sœur.

Deux jours après être arrivé à l’hôpital Monkole, Steve Jobs se sent mieux. Il veut même déjà rentrer chez lui, malgré les réticences du personnel soignant. C’est le moment que choisit sa maman pour lui annoncer quelque chose qui va bouleverser sa vie. Son amie Washington qu’il aide pour la rédaction de son travail de fin d’études est, en fait, sa sœur.

Steve Jobs a du mal à réaliser. Après un long moment de silence, il éclate en sanglots.

Au fond de lui, il n’a jamais su quoi penser de Washington. Ses sentiments pour elle ont toujours été confus. L’aime-t-il secrètement ? Il ne se l’est jamais avoué même si son jeune frère le taquine souvent à ce sujet, lui reprochant de ne pas assumer ses sentiments.

Si le jeune homme refuse de se persuader que ce qu’il ressent pour Washington est plus que de l’amitié, c’est aussi parce qu’il a conscience du fossé qui les sépare. Mais il a bien remarqué que sa nouvelle amie voulait de plus en plus passer du temps avec lui pour des motifs divers et variés.

Quelque fois, elle l’attendait jusqu’à la fermeture du cybercafé pour aller ensuite prendre un verre.

-C’est moi qui paie.

-Non, c’est moi.

-Monsieur Jobs, c’est moi qui vous ai invité. Alors, c’est moi qui paie.

Ces discussions, les deux amis les avaient souvent. Ce qui faisait bien rire le frère de Steve Jobs qui, pour couper court à la discussion, suggérait à chacun de lui donner ce qu’il avait prévu de dépenser pour que ce soit lui qui paie l’addition.

Tous ces souvenirs se bousculent dans la tête de Steve Jobs alors qu’il a du mal à freiner ses larmes.

Sa mère commence alors à se demander si les deux jeunes gens n’ont pas été plus loin que ce que permet une amitié chaste. C’est en ce moment que Washington entre dans la chambre, les bras pleins de paquets contenant de fruits et des friandises pour le malade.

-Alors, la garde-malade est là…

-…

-Qu’est-ce qui se passe ici ?, demande-t-elle quand elle découvre les yeux de son ami, rougis par les larmes.

La mère de Steve Jobs lui prend par le bras le moins chargé.

-Il faut que je te parle, ma fille.

-Ho ho ! Je sens que je ne vais pas aimer ce que vous allez me dire, maman.

-Mon fils, c’est ton frère.

Washington laisse tomber les paquets qu’elle avait dans les bras. Et se jette dans les bras de Steve Jobs, en larmes.

-Je te demande pardon. Je ne le savais pas…

-Tu n’es pas en faute.

-Mon papa vous a fait souffrir, ton frère et toi. Pendant que moi je vivais dans le luxe, vous, avec qui je partage le même sang, vous manquiez même de quoi manger.

-Arrête ! Tu n’y es pour rien.

C’est ce jour-là, dans la chambre 14 de Monkole que naîtra une complicité que rien ni personne ne pourra plus défaire.

Après avoir demandé à la maman de les laisser seuls, Steve Jobs et Washington vont se promettre de ne jamais se quitter et de toujours prendre soin l’un de l’autre.

-Bon, maintenant que maman n’est pas là, dis la vérité. Tu as eu un béguin pour moi ?

-Jamais de la vie !

-Tu n’es pas obligé de mentir. Tu es mon frère.

-Dis plutôt que c’est toi qui craquais pour moi.

-Moi je suis fair-play. Je reconnais que j’ai commencé à éprouver quelque chose pour toi.

-Je l’ai remarqué.

-Ne prends pas la grosse tête, petit frère.

La découverte de ses demi-frères est l’une des choses qui vont détourner Washington de son père à qui il ne pardonnera jamais cette «forfaiture».

C’est aussi cette découverte qui, plusieurs années après, va conduire la jeune fille à reconsidérer sa décision vis-à-vis de Makasu et de l’enfant qu’elle porte.

Trois mois après, elle n’avait toujours pas annoncé à son demi-frère qu’elle attendait famille. Chose surprenante puisque les deux ne se cachent rien. Steve Jobs était le premier à apprendre le début de sa relation avec Makasu.

Maintenant qu’elle semble avoir pris la décision de ne pas associer Makasu dans la vie de son enfant, elle veut avoir l’avis de son complice de frère.

Depuis dix-huit mois, Steve Jobs vit en Tunisie où il fait un master en cybersécurité. Avant son départ, Washington lui a fait promettre de lui écrire tous les jours. Comme il est très réticent à l’usage des réseaux sociaux, il lui envoie chaque soir un mail où il parle de sa journée.

-Tu as totalisé 18 mois dans ce pays-là, et dans tes mails, il n’est toujours pas question d’une copine. Tu es désespérant. En parlant de ça, samedi, il faut qu’on parle. Je vais t’appeler sur Skype à 2h30, du matin (heure de Kinshasa).

Quand il découvre le lendemain la réponse de sa sœur à son mail de la veille, Steve Jobs est pris de panique. Mais il ne sait pas se l’expliquer.

Ces quatre phrases n’ont pourtant rien d’alarmant. Mais deux éléments attirent son attention : «Il faut qu’on parle» et «4h30».

Quand elle doit dire des choses, agréables ou pas, Washington ne prévient pas. Elle arrive et déballe. Dans sa bouche, «Il faut qu’on parle» veut dire : «j’ai des choses très importantes à te dire».

A propos de l’heure, le jeune homme et sa sœur ont une habitude qu’ils partagent. Ils discutent des sujets les plus graves tard dans la nuit.

C’était déjà le cas quand Washington avait décidé de présenter Steve Jobs à toute sa famille. Le jeune homme était réticent. La jeune femme a pris toute une nuit pour le convaincre.

C’était aussi le cas le jour où elle a décidé définitivement de couper tout lien avec son père- en claquant la porte de son cabinet- après que celui-ci a viré sans ménagement Steve Jobs qui s’occupait de sa communication digitale. Washington avait une nouvelle fois passé toute la nuit à expliquer à son frère que le mieux pour eux serait d’aller vivre loin de leur père. La jeune femme avait une nouvelle fois réussi à convaincre son frère.

Qu’est-ce que ça peut bien être cette fois-ci ?

-Tu seras bientôt tonton.

-Attends ! Tu es sérieuse ?

-Oui. Je suis enceinte.

Alors que son frère exécute des pas de danse devant son ordinateur, Washington, le regard perdu, verse des larmes.

Quand son frère s’en rend compte, il se rassoit.

-Qu’est-ce qui ne va pas ?

-On n’est plus ensemble.

-Pour que tu en viennes à verses des larmes, c’est qu’il y a quelque chose d’autre. De plus grave.

-Je ne veux pas l’associer à la vie de mon enfant.

Après un silence de trois minutes qui a semblé une éternité, Steve Jobs laisse tomber :

-Ne refais pas la même erreur que papa. Un enfant doit grandir avec ses deux parents. Tu n’as pas besoin d’un dessin pour le comprendre. Moi et Rocky, nous sommes là pour te le rappeler.

A son tour, Washington garde silence un long moment, avant de proposer un marché à son frère.

-D’accord ! Je vais suivre ton conseil. A une condition : si c’est un garçon, je veux qu’il porte ton nom…

L’horloge tourne…

Collectivement, qu’avons-nous réalisé de notable au cours des quarante dernières années au Congo ? Quel projet a-t-on porté et qui a abouti ? Qu’avons-nous tenté (qui a réussi ou échoué) ? Que faisons-nous du temps qui passe ? Que nous ont apporté ces milliers de colloques, conférences, tables rondes et états généraux organisés pour résoudre je-ne-sais-quoi dont le Congo souffre ?

Comme je l’ai écrit dans un autre billet publié sur ce blog : dans une République, chaque génération doit se donner la mission de laisser à la génération suivante un pays en meilleur état.

Un pays en meilleur état, c’est une école qui forme des personnes de plus en plus qualifiées. Une justice de plus en plus indépendante. Une économie de plus en plus forte et innovante. Un modèle social de plus en plus solidaire. Des hommes et des femmes de plus en plus libres.

Nous sommes en 2023. Des millions de Congolais n’ont pas accès à l’électricité. Ni à l’eau potable.

Nous sommes en 2023. Personne ne connaît précisément le nombre d’habitants du Congo. Nous irons voter dans quelques mois. Pendant la campagne électorale, nous entendrons des illuminés nous annoncer avec force détails le nombre d’écoles et d’hôpitaux qu’ils vont construire, une fois élus. Construits sur base de quoi ? Personne ne le saura jamais puisque personne ne détient les données démographiques précises qui permettent de définir les politiques publiques efficaces et rationnelles.

Nous sommes en 2023. Les agents de la fonction publique ne savent toujours pas quel jour du mois ils doivent être payés. Certains d’entre eux ont plus de 70 ans mais continuent de travailler parce que la fin du travail signifierait pour eux la fin tout simplement. Certains d’entre eux ne savent pas écrire une correspondance. Ils ont pourtant été recrutés.

Tout le monde sait que le Congo a une fiscalité problématique. Mais vous n’entendrez pas des élus rivaliser d’imagination pour proposer une réforme fiscale sérieuse et courageuse.

Tout le monde sait que le Congo a un déficit criant d’infrastructures. Mais vous n’entendrez ni les élus ni le gouvernement proposer un plan sérieux de financement d’un vaste programme d’infrastructures sur l’ensemble du territoire national. Tout juste, entend-on un étourdi réclamer la mise en place d’un «Plan Marshall» dont il est le seul à connaître le contour.

Alors pourquoi ? Pourquoi met-on autant d’énergies pour des questions qui ne résolvent ni les problèmes des Congolais ni ceux de leurs enfants ? Pourquoi nous dispersons-nous ? Pourquoi avons-nous à ce point la chamaillerie chevillée au corps ?

N’y a-t-il vraiment rien à faire qui mérite notre attention et notre énergie ?

Pendant que nos compatriotes meurent régulièrement dans des naufrages sur nos rivières et notre fleuve à cause d’embarcations non viables, certains, sur cette même planète, mettent au point des véhicules autonomes.

Pendant que nos enfants étudient encore dans des salles de classe sans pupitres ni tableau noir, certains, sur cette même planète, mettent déjà au point des versions de plus en plus sophistiquées d’intelligence artificielle.

Pendant que des malades meurent encore dans nos hôpitaux, faute de médicaments, certains, sur cette même planète, expérimentent déjà la télémédecine.

Un seul billet de blog ne suffira pas à lister tous les domaines où nous avons besoin de nous concentrer et de travailler sérieusement pour répondre aux défis d’aujourd’hui et de demain.

En avons-nous conscience ?

J’en entends souvent reprocher aux pères fondateurs d’avoir réclamé trop tôt l’indépendance du pays. Leur argument : le pays n’avait pas suffisamment d’universitaires. C’est un fait. Ils n’étaient pas nombreux.

Mais la question. La vraie. La voici : aujourd’hui, combien sont-ils ? Le pays s’en porte-t-il mieux ?

Le Congo est malade. Malade de ses enfants, toujours plus disposés à se quereller qu’à travailler ensemble pour un pays libre et prospère. Si nous ne changeons pas, nous le paierons très cher parce que pendant qu’ici, le débat public porte constamment sur des sujets futiles et sans intérêt, d’autres pensent le monde de demain : intelligence artificielle, véhicule électrique, robots militaires, cyber-guerre, etc.

Sur son blog, Jacques Attali note : «Selon des études récentes, un quart des emplois aux Etats-Unis et en Europe pourront très bientôt être remplacés par des systèmes d’intelligence artificielle générative.»

En avons-nous conscience ?

Devant le Parlement congolais, Nicolas Sarkozy, alors président de la France, déclarait le 26 mars 2009 :

«L’Afrique, n’est pas un continent à part, détaché des autres, enfermé dans je ne sais quel isolement.
L’Afrique doit battre au même rythme que le reste du monde.»

L’intelligence artificielle va affecter nos modes de vie et notre rapport au travail, au temps et à la création comme c’est le cas dans le reste du monde.

Y a-t-il quelqu’un au Congo pour y réfléchir et nous proposer des chemins possibles pour éviter que demain nous soyons dépassés par des outils tous les jours plus performants et plus autonomes ?

C’est devenu une sorte de rituel, chaque année électorale (mais pas seulement), on entend exactement les mêmes discours, les mêmes polémiques et les mêmes querelles : fichier électoral, indépendance de la commission électorale et de la Cour constitutionnelle, etc. Il n’y a que les acteurs qui changent au gré des changements de majorité. L’opposition, arrivée au pouvoir, refaisant exactement ce qu’elle reprochait à la majorité qu’elle a combattue. Et l’ancienne majorité répétant exactement les mêmes complaintes de l’opposition qu’elle a réprimée hier.

Le pays fait du sur-place.

«Les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise», écrit Jean Monnet.

Nécessité, il y a. Crise aussi. Alors, qu’attendons-nous pour changer ? La catastrophe ?

Si comme l’écrit Xavier Alberti, «nous sommes devenus incapables de réguler et transformer nos modèles, sans passer par la catastrophe», alors préparons-nous à la catastrophe.

Mais si l’avenir de nos enfants et leur bien-être nous préoccupent, alors «avant le temps des sacrifices», doit venir «le temps des choix».

Non pas les choix «que nous voulons pour les autres, mais ceux dont nous sommes capables pour nous-même. Nous pouvons changer. Nous savons changer. Mais voulons-nous changer ?».

Telle est la vraie question. L’horloge tourne…

Impôt. Une question qui nécessite un nouveau pacte républicain

Rien ne se serait plus dommageable pour le Congo que de voir ses citoyens se perdre dans des discussions et polémique vaines alors que le pays fait face à de vrais problèmes pour lesquels aucune solution concrète n’est vraiment proposée.

Ces problèmes qui se posent tous les jours avec un peu plus d’acuité, tout le monde ou presque les connaît. Mais personne ne veut vraiment les affronter. Et à force de remettre à demain leur résolution, ils ont fini par nous paraître insolubles. Mais non, ils ne sont pas insolubles.

L’un de ces problèmes me semble être celui de la mobilisation des recettes pour financer nos politiques publiques. Ou plus précisément la question de l’impôt. Tous les ministres de Finances qui se succèdent finissent par se rendre à l’évidence, le Congo ne mobilise pas suffisamment d’argent pour financer des politiques publiques à la hauteur de ce grand pays dont les dirigeants ont renoncé depuis plusieurs décennies déjà à tout rêve de grandeur et de prospérité.

Mais avant d’aller plus loin, je tiens à souligner ici que l’impôt est une question politique. Et il doit être traité comme tel.

Sur le plan strictement fiscal, il faut savoir qu’au Congo, la TVA est la principale source de recette fiscale (21,4% selon les données de la Banque mondiale publiées en avril 2017).

Pendant ce temps, ce pays de plus de 100 millions d’habitants ne comptent que 200 000 contribuables.

C’est en tout cas, ce que révélait le patron de la Direction générale des impôts en 2022 alors qu’il se réjouissait sur RFI des recettes fiscales record.

Barnabé Muakadi Muamba constatait ainsi qu’en RDC, «on n’a pas un répertoire [général des contribuables] qui convient» pour le pays. Au sujet de l’écart entre la population du pays et le nombre de contribuables, il estimait que «c’est honteux, cela ne représente rien».

Tout le monde ou presque est au courant de ce constat. Mais cela ne nous empêche pas de nous étonner de l’état de nos routes, ponts, ports, aéroports, chemins de fer, écoles et hôpitaux publics.

Comment peut-on financer des politiques publiques efficaces sans recettes fiscales à la hauteur des besoins du pays ?

Dans un rapport de l’UNESCO de mars 2014, l’agence onusienne demande aux pays d’«augmenter les recettes fiscales pour combler les déficits de financement de l’éducation».

On peut notamment lire dans le document :

«Il est inquiétant de constater que la République démocratique du Congo a consacré à l’éducation moins de 9% de son budget en 2010, même si les estimations font apparaître plus de 2,4 millions d’enfants non scolarisés dans le pays.»

Ce qui est dit pour l’éducation peut également être dit pour la santé, la sécurité, la justice, et tant d’autres domaines où une intervention efficace de la puissance publique est plus qu’attendue.

Mais pour reprendre la formule du président Macron, «l’argent magique n’existe pas». Pour financer notre système de défense et de sécurité (le Congo est en guerre), pour remettre sur pied notre réseau routier, pour moderniser notre infrastructure ferroviaire, il faut de l’argent.

Comment le trouver ? L’une des pistes qui, à mon sens, n’est pas suffisamment exploré est l’économie informelle. Comment capter toute la masse d’argent générée par ce secteur vers lequel se tournent majoritairement les actifs congolais ?

Dans un article publié sur le site Internet de ONU-Femmes, on apprend notamment :

«Selon le Recensement Général des Entreprises mené par l’Institut National de la Statistique en 2019, la non-possession du numéro d’identification de la sécurité sociale concerne presque toutes les unités économiques en RDC (99,4%). Cette tendance s’observe également pour la possession des autres documents que sont le RCCM (96,9%), le Numéro d’Identification Nationale – IDNAT (97,3%) et le numéro d’identification fiscale – NIF (98,2%).»

Des chiffres à mettre en parallèle avec ce constat de l’agence belge de développement :

«En République démocratique du Congo, l’importance du secteur informel, surtout sous la forme du petit commerce, n’est pas à démontrer. A Kinshasa, par exemple, environ 75% des activités économiques sont informelles. Sans doute, les statistiques sont aléatoires puisque, par sa nature, ce secteur échappe à tout contrôle. Il semblerait que près de 90% de la population active de la ville de Kisangani (troisième ville du Congo) occupent des emplois informels.» 

Tant que le Congo ne trouvera pas une réponse efficace à cette question. Nous allons continuer de tourner en rond, multipliant les slogans et les incantations qui ne changent rien à la situation du pays.

Certains pourront dire que nous avons des problèmes plus graves : insécurité, corruption. C’est possible. Mais, en définitive, tout nous ramène à la question du financement des politiques publiques. Pour construire des prisons, équiper les bureaux des procureurs, former et entraîner nos militaires et nos policiers, il faut de l’argent.

En fait, le Congo se retrouve, à force des renoncements et de laisser-aller, dans un cercle vicieux. Faute de moyens, la puissance publique s’est retrouvée démunie dans l’exercice de ses prérogatives.

Quand vous parlez avec n’importe quel procureur au Congo, il vous décrit des conditions de travail épouvantables. Comment lutter sérieusement contre la corruption si les magistrats ne peuvent pas travailler dans de bonnes conditions ?

Dans un autre domaine, comment acheter des armes les plus efficaces (donc, les plus chères) sans avoir des finances publiques bien garnies ? Et la formation des militaires ? Leur entraînement ? Leur déplacement ? Leur déploiement ?

Pour fonctionner efficacement, le pouvoir régalien a besoin d’argent. De beaucoup d’argent.

Le constat est que, pour le moment, nous n’avons pas ces moyens. Et le peu de recettes qui sont mobilisées ne sont pas toujours utilisées de la meilleure des façons.

C’est là qu’intervient l’autre moitié de la circonférence de ce cercle vicieux. Les Congolais ont tous la même réponse quand vous leur demandez pourquoi ils ne paient pas d’impôt : qu’est-ce qu’ils vont faire de cet argent ?

Question légitime qui consolide malheureusement le cercle vicieux. Faute d’argent, l’Etat ne peut pas financer des politiques publiques efficaces. Conscient que l’Etat ne leur assure pas le minimum de protection et de bien-être auxquels ils aspirent légitimement, les citoyens décident de ne pas payer les impôts.

Le pays est bloqué. Il fait du surplace.

L’outil productif est à l’arrêt, faute d’investissements sérieux et faute d’énergie.

Des millions de personnes se retrouvent sans emplois. Pour survivre, c’est la débrouille. Donc, économie informelle dont le circuit échappe complètement à l’autorité fiscale.

La population du Congo va connaître une importante augmentation dans les vingt-cinq prochaines années. Les estimations les plus sérieuses projettent un doublement du nombre des habitants du pays d’ici le milieu du siècle.

A l’abandon, l’école sort des personnes de moins en moins qualifiées.

Le Congo aura donc une population de plus en plus nombreuse et de moins en moins qualifiée. C’est très problématique dans l’optique de se mettre dans le sens de la marche vers le progrès et le développement.

Seule la création des richesses va nous permettre de nous remettre peu à peu debout. Elle va être génératrice d’emplois et financer les politiques publiques nécessaires et les infrastructures dont le pays est tragiquement privé. Elle va financer les services régaliens. Ce n’est pas de la magie. L’ordre est la condition de la liberté. Et la planification, celle de la prospérité.

Comment créer des richesses sans prélèvement fiscal efficient et rigoureux ? Comment créer des richesses sans une utilisation sérieuse des finances publiques ?

Pour que les Congolais consentent à nouveau à payer l’impôt afin de relancer le pays, il nous faut un nouveau pacte républicain. Chacun doit faire sa part.

Le niveau des revenus est faible. Il faut faire avec. Mais les citoyens ne doivent pas être pressurisés. L’impôt ne doit pas être perçu comme un nouveau rançonnement par une population qui voit en l’Etat plus un prédateur qu’un protecteur.

Le secteur informel doit contribuer à renflouer les caisses de l’Etat. Pour cela, il faut trouver des mécanismes efficaces et rigoureux qui tiennent compte des spécificités de chaque activité et de son fonctionnement.

Le numérique qui échappe encore largement au contrôle du pouvoir public peut rapporter de l’argent. Il faut encourager ce secteur, l’encadrer et le soutenir. Mais pas l’étouffer.

Comme les citoyens, l’Etat également doit faire sa part. Les finances publiques appartiennent aux citoyens. Toutes les dépenses doivent leur être profitables, d’une manière ou d’une autre. Il est temps de mettre fin à la gabegie, aux dépenses de prestige et à l’utilisation capricieuse des derniers publics. Les responsables publics doivent rendre compte de toutes les dépenses réalisées avec l’argent public.

Le budget de l’Etat est une loi. Elle doit être exécutée scrupuleusement. Ce n’est pas une formalité parlementaire. Lorsqu’une route qui devrait être réhabilitée ne l’est pas, il faut que quelqu’un rende des comptes.

C’est comme cela que va se retisser le lien de confiance entre les citoyens et l’Etat. Lien nécessaire pour que la République marche sur ses deux jambes : fermeté et générosité, ordre et liberté, justice et fraternité.

Plus que jamais, au Congo, nous avons besoin de ce nouveau pacte.

Et il s’agit bien d’un pacte. Plus haut, j’ai écrit que l’impôt était une question politique. Il est surtout une question symbolique. L’impôt, c’est la participation de chaque citoyen à l’effort collectif de sécurité, de protection, de justice et d’égalité.

Un citoyen qui ne paie pas d’impôt n’en est pas vraiment un dans la mesure où il ne prend pas sa part dans le travail collectif pour construire un pays libre et prospère. Il lui est difficile d’exiger des responsables publics de rendre des comptes. Il lui est également impossible d’exiger de l’efficacité dans les politiques publiques pour lesquelles sa contribution attendue n’arrive jamais.

Si l’on considère qu’une République, ce sont des citoyens qui se départissent d’un peu de leur moi pour construire un MOI plus grand et protecteur de tous, il faut se rendre à l’évidence que ce MOI collectif ne saurait survivre à la démission des citoyens qui n’exigent rien de leurs dirigeants, conscients d’avoir eux-mêmes failli dans leur mission.

Dans le concept «citoyen», droits et devoirs constituent les deux faces de la même médaille. Et comme le chante Youssoupha dans «Dreamin», «Plus belle sera la médaille, plus lourd sera le revers».

L’affront fait à Lumumba

Il est assez frappant aujourd’hui de noter que Patrice Lumumba consacrait une bonne partie de ses discours à appeler à l’unité. Unité des Africains, d’abord. Pour vaincre le colonialisme. Puis, unité entre Congolais quand son pays le Congo a accédé à l’indépendance. Ce qui est encore plus frappant, ce que les discours du premier Premier ministre congolais gardent toute leur actualité aujourd’hui.

22 mars 1959. Ibadan

Aux côtés de Nkrumah, Sekou Touré et Bourguiba, Patrice Lumumba compte parmi les grandes figures de la lutte pour l’indépendance des pays africains.

C’est à ce titre qu’il participe au Congrès pour la Liberté et la Culture organisé par l’université d’Ibadan au Nigeria en 1959. Il y prononce un discours marquant qui se termine par un vibrant appel :

«Africains, levons-nous !»

Comme dans d’autres discours prononcés avant et après ce congrès, Lumumba appelle les Africains à agir dans l’unité pour obtenir gain de cause face aux colonisateurs.

«Les buts poursuivis par les mouvements nationalistes, dans n’importe quel territoire africain, sont […] les mêmes. Ces buts, c’est la libération de l’Afrique du joug colonialiste. Puisque nos objectifs sont les mêmes, nous atteindrons facilement et plus rapidement ceux-ci dans l’union plutôt que dans la division. Ces divisions, sur lesquelles se sont toujours appuyées les puissances coloniales pour mieux asseoir leur domination, ont largement contribué -et elles contribuent encore -au suicide de l’Afrique», analyse Lumumba.

Le Congolais propose ainsi à ses pairs de s’unir pour lutter efficacement contre le colonialisme :  

«Pour moi, il n’y a qu’une voie. Cette voie, c’est le rassemblement de tous les Africains au sein des mouvements populaires ou des partis unifiés. […] Plus nous serons unis, mieux nous résisterons à l’oppression, à la corruption et aux manœuvres de division auxquelles se livrent les spécialistes de la politique du «diviser pour régner». […] Je veux attirer l’attention de tous qu’il est hautement sage de déjouer, dès le début, les manœuvres possibles de ceux qui voudraient profiter de nos rivalités politiques apparentes pour nous opposer les uns aux autres et retarder ainsi notre libération du régime colonialiste.»

Face au colonialisme, Patrice Lumumba plaide pour l’unité de l’Afrique.

Au moment de l’indépendance de son pays le 30 juin 1960, il va lancer le même appel à l’unité.

Ce discours prononcé devant le Roi des Belges, venu à Kinshasa pour l’occasion, va surtout retenir l’attention de l’opinion pour le rappel que le jeune leader congolais fait des sévices subis par ses compatriotes pendant la colonisation belge.

«Nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire, car nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des ‘’nègres’’», déclare notamment Lumumba.

Mais son discours ne se résume pas à cela. Il s’adresse aussi aux Congolais :

«Ensemble, mes frères, mes sœurs, nous allons commencer une nouvelle lutte, une lutte sublime qui va mener notre pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur. […] Je vous demande à tous d’oublier les querelles tribales qui nous épuisent et risquent de nous faire mépriser à l’étranger. Je vous demande à tous de ne reculer devant aucun sacrifice pour assurer la réussite de notre grandiose entreprise.»

En une phrase, Lumumba nous met en garde contre un mal qu’il voit déjà menacer le Congo, dans son intégrité.

Dans «Je vous demande à tous d’oublier les querelles tribales qui nous épuisent et risquent de nous faire mépriser à l’étranger», j’entends un appel à dépasser les considérations communautaires pour construire une nation unie et solidaire, fraternelle et fière de sa diversité. J’entends également une mise en garde contre le profit que pourraient tirer les autres pays si les Congolais se divisaient.

Comme pour affronter le colonialisme, l’unité est également essentielle pour bâtir «un pays riche, libre et prospère».

Mais Lumumba a été assassiné.

«Le 17 janvier 1961, relate Le Point, un avion en provenance de Kinshasa (à l’époque Léopoldville) se pose sur la piste de l’aéroport de Lubumbashi (alors Elisabethville), capitale du Katanga minier, producteur de cobalt, de cuivre, d’uranium. A l’intérieur, Patrice Lumumba. Le convoi roule 55 km en direction de Kolwezi, bifurque à droite sur une piste en latérite rouge, parcourt encore quelques centaines de mètres, s’arrête au milieu d’une savane arborée. Au pied d’un arbre, c’est un peloton d’exécution qui attend Patrice Lumumba et ses deux compagnons, Joseph Okito et Maurice Mpolo. Nous sommes au crépuscule.» 

L’affront

Né le 2 juillet 1925 à Onalowa dans le Centre du Congo, sous le nom d’Élias Okit’Asombo, Lumumba n’aura donc pas été bien longtemps aux affaires.

De ce jeune homme arraché à la vie à tout juste 35 ans, nous gardons pourtant le souvenir d’un courage inébranlable.

Que peut bien se dire Lumumba aujourd’hui quand il suit l’actualité du Congo de là où il est ?

Probablement que ses discours et son exemple n’ont servi à rien. Car, au moment où j’écris ces lignes, une partie du Congo est occupée par une rébellion soutenue, selon les Nations unies et le gouvernement congolais, par le Rwanda. Un État africain qui déstabilise un autre État africain.

Au moment où j’écris ces lignes, la proposition de loi sur la nationalité inspirée par l’économiste Noël Tshiani et déposée par le député Nsingi Pululu a été inscrite à l’ordre du jour au Parlement congolais. Si elle est adoptée, seules les personnes issues d’une union d’un père congolais et d’une mère congolaise pourront désormais briguer la magistrature suprême en RDC.

Le moins que l’on puisse dire est que cette initiative divise les Congolais.

Les évêques catholiques du Congo ont exprimé leur désapprobation, estimant que «cette loi menace la cohésion nationale et son vote risque de déstabiliser complétement les institutions du pays et diviser les peuples».

Ces dernières années, les questions d’appartenance ethnique et communautaire ont pollué le débat public en RDC. Quelque fois, elles ont dégénéré en conflits, faisant des morts. Le tribalisme est devenu une vraie plaie.

En Afrique et au Congo, l’héritage de Lumumba est saccagé. L’unité qu’il appelait de ses vœux est nulle part. Les querelles et la division, partout.

C’est l’affront fait au Héros national congolais. Ceux-là mêmes qui étaient censés faire vivre son héritage en sont les premiers pourfendeurs.

Le Congo en souffre. L’Afrique aussi. Car comme l’a écrit Jean-Paul Sartre, «mort, Lumumba cesse d’être une personne pour devenir l’Afrique entière, avec sa volonté unitaire, ses désordres, sa force et son impuissance.»

Une formule qui résume bien l’ambivalence du personnage qui continue de susciter autant l’admiration que le rejet, la passion que la réflexion.

Mais loin de toute polémique futile, Lumumba est un phare. Non pas parce qu’il n’avait pas de défauts ou qu’il n’eût fait que des choix éclairés. Non. Mais bien parce que comme tous les phares, il peut nous servir de lumière dans la nuit profonde que le Congo et l’Afrique traversent. Son appel à l’unité face aux ennemis extérieurs et face à nos propres démons est plus que jamais d’actualité.

Redonner à l’action politique son sens

Je fais partie de cette génération d’Africains qui a grandi en entendant mes aînés répéter à l’envi que les politiciens avaient «détruit le pays». A l’époque, le pays s’appelait Zaïre. Il était dirigé par le Maréchal Mobutu. Pour expliquer le manque d’infrastructures, les difficultés d’accès à l’eau et à l’électricité, l’endettement, la corruption, c’est le nom du président et de ses proches (qu’on appelait aimablement «Mouvanciers») que l’on citait. Ce qui a fini par me laisser penser (mais je ne suis pas une exception) que la politique était inutile.

Mais non, la politique n’est pas inutile. Et c’est un peu facile de ne trouver que des défauts à ceux qui s’engagent en politique.

Pourtant si beaucoup de Congolais en sont venus à qualifier la classe politique dans son ensemble d’opportuniste, il y a une raison à cela.

Si le terme «politicien» est devenu péjoratif dans le langage courant, il y a également une raison à cela.

Le malentendu initial

Et si de nombreux Congolais de grande qualité refusent de s’engager en politique, laissant le champ de l’action politique aux opportunistes et incapables de tout poil, il y a aussi une raison à cela.

Et c’est peut-être par là qu’il faut commencer.

Le célèbre slogan «servir et non se servir» du Maréchal Mobutu moqué par les Zaïrois, tellement son régime était rongé par la corruption, explique pourtant tout le sens de l’engagement politique.

On s’engage en politique pour être utile à son pays. Pas pour être important. C’est peut-être l’un des principaux malentendus qu’il y a au Congo, en plus généralement en Afrique, entre la classe politique et les citoyens.

Et cela s’entend dans notre expression quotidienne. Les «Tata mokonzi», «Excellence» et autres «Papa ya bana» ont fini par infantiliser les citoyens, leur donnant la conviction que les dirigeants politiques devaient être adulés, glorifiés et loués.

La preuve en image. Ces pagnes que l’on étale à leur passage quand ils sont en déplacement. Ces enfants et ces femmes qu’on envoie exhiber des pas de danse à leur arrivée dans telle ou telle localité qui n’a ni eau ni électricité ni centre de santé digne de ce nom.

C’est le malentendu initial. Un responsable politique est au service des citoyens. Pas l’inverse.

Ses choix doivent être questionnés. Son action analysée. Et ses décisions contestées, quand il le faut. Le responsable politique n’est pas un petit dieu dont les caprices doivent être pris pour la manifestation d’une volonté politique. Il ne dispose pas non plus d’une science infuse qui l’immuniserait contre les critiques des citoyens.

Puisque c’est un homme comme tous les autres, il peut se tromper. Il peut s’égarer. C’est pour cette raison que les citoyens doivent être vigilants. Ils doivent surveiller les actions des élus et de leurs représentants. Ils doivent questionner le bien-fondé des lois qui sont adoptées.

Car, tout compte fait, ce sont toujours les citoyens qui paient la facture à la fin.

Lorsque le gouvernement s’endette pour financer des projets qui ne sont finalement pas réalisés, ce sont les citoyens qui paient l’addition. C’est donc de leur devoir d’être vigilants et sévères vis-à-vis de leurs dirigeants politiques. C’est la seule façon d’obtenir d’eux des résultats qui peuvent faire avancer le pays.

Une démocratie où les citoyens pensent que leur seul devoir est de se rendre aux urnes tous les cinq ans pour voter est malade.

C’est d’ailleurs ce que soutiennent Édouard Philippe et Gilles Boyer dans «Impressions et lignes claires» :

«L’idée que le rôle du citoyen dans le processus démocratique ne se limite pas à la participation électorale le jour du scrutin mais peut (ou plutôt doit) aller au-delà, et jusque dans la conception des politiques publiques, n’est ni vaine ni accessoire. Elle renvoie à une forme de civisme de chaque instant qui nous paraît féconde.»

Le souhaitable et le possible

Pour qu’une démocratie fonctionne correctement, chacun doit faire sa part. Les citoyens : voter, surveiller, interpeller, proposer, suggérer, conseiller. Les politiques : écouter, observer, analyser, décider, agir et rendre des comptes.

Comme le note Xavier Alberti, «l’engagement politique reste une des formes les plus nobles d’action quand il est dicté par l’intérêt général. Il représente même une forme de sacrifice pour celles et ceux qui s’engagent dans cette voie bordée d’ingratitude et de violences de moins en moins symboliques».

C’est pour cette raison que la politique ne doit pas être prise à la légère.

Prétendre à diriger la cité exige de l’humilité pour apprendre constamment, de l’honnête pour reconnaître ses erreurs, du courage pour les corriger et de la patience pour convaincre et faire aboutir les idées que l’on porte.

«Au stade où nous en sommes, écrivent encore Édouard Philippe et Gilles Boyer, nous tenons pour acquis que l’effet de sédimentation de l’expérience est précieuse, même s’il ne garantit en rien la capacité à faire face à des situations parfaitement inédites, nous savons que gouverner doit faire peur, car la légèreté et la désinvolture condamneraient aussi bien les dirigeants les plus doués que ceux qui leur feraient confiance.»

L’engagement politique ne saurait donc s’accommoder avec la légèreté et la désinvolture qui caractérisent de plus en plus ceux qui s’engagent actuellement.

Il est temps de se ressaisir et de se rappeler que la politique est chose sérieuse.

Chose sérieuse parce que la politique a pour but de trouver les solutions les moins mauvaises aux problèmes les plus complexes de la cité.

Et c’est un grand connaisseur de la chose politique qui le dit. Georges Pompidou est l’un des plus grands hommes d’État français. Dans «Le Nœud gordien» publié en 1974, il mentionne :

«Ce que le peuple demande à ses gouvernants, c’est la sincérité et l’humanité, alliées, bien sûr, et en fonction des circonstances, à la fermeté. Il y a des moments où domine la notion du chef qui entraîne, d’autres où la notion du père qui protège l’emporte. Mais en tout temps, le peuple veut avoir devant lui quelqu’un qui soit sincère et humain. Sincère, c’est-à-dire qui lui explique les choses telles qu’elles sont, qui ne donne pas l’impression soit de vouloir tromper, soit de ne pas croire lui-même à ce qu’il fait. Humain, c’est-à-dire qui comprenne les problèmes des humbles et des simples citoyens.»

Affaire sérieuse, la politique est donc aussi et surtout une affaire humaine puisqu’elle doit résoudre les problèmes des humains.

Un responsable politique est donc amené constamment à décider. Donc à choisir. Donc à renoncer. Car, décider, c’est choisir. Et choisir, c’est renoncer.

Choisir quoi ? Entre le souhaitable et le possible, l’urgent et l’essentiel, le symbolique et l’efficace, le nécessaire et l’acceptable.

Choix souvent difficiles. Parfois impossibles. Car il arrive souvent qu’il n’y ait que de mauvaises solutions. C’est pour cette raison que l’homme ou la femme politique doit rester à l’écoute et au contact de ses concitoyens, pas juste pour son image. Pas juste pour faire des selfies et donner l’impression que l’on est un homme ou une femme «du peuple».

Là encore, il faudrait écouter Georges Pompidou :

«C’est en fréquentant les hommes, en mesurant leurs difficultés, leurs souffrances, leurs désirs et leurs besoins immédiats, tels qu’ils les ressentent ou tels parfois qu’il faut leur apprendre à les discerner, qu’on se rend capable de gouverner, c’est-à-dire, effectivement, d’assurer à un peuple le maximum de bonheur compatible avec les possibilités nationales et la conjoncture extérieure.»

Il est donc temps de remettre la politique au centre de la République. Mais il faut lui donner un sens. Celui du service, du sacrifice, du courage et de l’intelligence. Ceux qui s’y engagent doivent en être conscients.

«La politique n’est pas morte», soutient Xavier Alberti. Il a raison. «Les engagements qu’elle implique ne méritent pas l’ironie qu’ils suscitent», ajoute-t-il. Il a également raison.

Mais dirigeants politiques et citoyens doivent trouver un sens à l’action politique. C’est la seule façon de nous sortir de cette torpeur dans laquelle nous ont plongé nos renoncements, notre défaitisme et nos choix de vie individualistes qui rechignent à entreprendre ou à participer à toute action collective.

«La République ne doit pas être la République des ingénieurs, des technocrates, ni même des savants. Je soutiendrais volontiers qu’exiger des dirigeants du pays qu’ils sortent de l’ENA ou de Polytechnique est une attitude réactionnaire […]. La République doit être celle des «politiques» au sens vrai du terme, de ceux pour qui les problèmes humains l’emportent sur les autres, ceux qui ont de ces problèmes une connaissance concrète, née du contact avec les hommes, non d’une analyse abstraite, ou pseudo-technique, de l’homme», lit-on dans «Le Nœud gordien».

Plutôt que de chercher à être importants, ceux qui s’engagent en politique devraient désormais penser à être utiles. «Utiles non pas à soi-même mais aux autres et à ce qui nous préserve du chaos.»

C’est cela le sens de la politique.

Les fantômes du passé

Pour une femme qui attend son premier enfant, il faut croire que Washington a décidé d’élever seule son premier-né. Elle ne consulte ni n’associe Makasu à aucune de ses décisions concernant le bébé qu’elle va avoir.

Son père lui a pourtant mis en garde contre cette façon de faire.

-Cet enfant, tu ne l’as pas eu toute seule. Il faudra trouver de la place pour le papa.

-Curieux d’entendre ce conseil venant d’un monsieur qui a eu deux enfants dont il ne s’est jamais occupé.

Washington va pourtant finir par suivre le conseil de son père. Grâce aux … fantômes du passé. 

C’est seulement à la fin de ses études que Washington a découvert qu’il avait deux demi-frères dont l’un avait exactement le même âge qu’elle.

Pour mettre la dernière touche à son travail de fin d’études, la jeune femme s’était rapprochée d’un jeune garçon qui gérait un cybercafé dans l’enceinte de l’UPN. C’est ce business qui l’aidait à financer ses études et à prendre soin de son jeune frère.

Steve Jobs était étudiant en mathématiques. Il était connu de tous les étudiants de l’UPN qui lui ont collé le nom du fondateur d’Apple.

Washington l’aimait bien. Elle le trouvait sérieux et appréciait surtout son sens de responsabilité. En plus de prendre soin de son frère, élève en dernière année de mathématiques-physiques au collège Boboto, il soutenait également sa mère, vendeuse de braise au marché de l’UPN.

A force de se côtoyer, Washington et Steve Jobs commencent à se raconter leurs vies respectives.

La jeune femme lui parle de son sénateur de père qu’il n’aime pas et de ses problèmes de famille. Mais elle remarque que le jeune homme ne lui parle que de sa mère pour qui il voue une vraie dévotion.

-Elle le mérite. La vie ne lui a pas été facile. Elle est issue d’une bonne famille mais quand elle est tombée enceinte, son compagnon l’a abandonnée. Il est revenu quatre ans après. Le temps de faire un autre enfant, avant de s’en aller encore. Cette fois, pour toujours. Et la famille de maman, en apprenant l’arrivée du deuxième enfant, l’a chassée du toit paternel. Elle nous élève toute seule, mon frère et moi.

-Tu connais au moins le nom de ton papa ?

-Maman n’aime pas parler de lui. Les rares choses que je sais de leur relation, c’est mon grand-père qui me les a racontées. Je ne connais même pas son nom. Je sais juste qu’il est politicien. Grand-père dit que je suis intelligent comme lui. Mais je n’aime pas qu’on me compare à lui. C’est un irresponsable.

-Toi, tu n’es pas irresponsable. Tu es un brave garçon. Et tu as un bel avenir.

-Comme Steve Jobs ?

Washington est fascinée par les hommes intelligents et volontaires. Mais elle n’a jamais pensé sortir avec le jeune patron du cybercafé.

«On ne vient pas du même monde», répondait-elle à ses copines qui la taquinait quand elle leur annonçait qu’elle devait aller au cybercafé.

Même si leurs familles habitent le quartier UPN, elles n’ont pas grand-chose en commun. L’opulence de la famille de Washington tranche avec le dénuement dans lequel vivent Steve Jobs avec sa mère et son frère.

Washington insistait pourtant pour aller le voir chez lui. Le jeune avait toujours refusé jusqu’au jour où, malade, il s’est absenté de son cybercafé. Il devait pourtant remettre à sa nouvelle amie la dernière mouture de son rapport de stage.

-D’accord, passe à la maison pour le récupérer.

-Youpi !

-C’est juste pour reprendre ton travail.

-Je sais mais ça me permet de venir chez toi.

Washington n’a pas mis beaucoup de temps pour comprendre pourquoi le jeune homme ne voulait pas qu’elle lui rende visite à domicile.

La maison de deux-pièces jouxtait une énorme décharge publique qui comblait en fait une tête d’érosion qui n’en finissait pas de s’élargir.

C’est là que la mère de Steve Jobs s’est installée après avoir été priée par ses parents de quitter le toit familial, à la suite de sa seconde grossesse.

Dans la pièce principale de la maison où Steve Jobs s’était allongé, un gros ordinateur qui sert de téléviseur grâce au génie de l’aîné de la famille. C’était le seul appareil sophistiqué de la maison. Tous les autres objets du domicile étaient des vieilleries en mauvais état.

Le divan sur lequel Steve Jobs s’était allongé ne devait son équilibre qu’à deux planches subtilement placées sur les côtés. Deux vieux tabourets en bois et une table en plastique complétaient ce que l’on considérait ici comme le salon.

Quand elle pousse le vieux pagne qui sert de rideau, Washington se sent obligée de faire de l’humour pour mettre à l’aise son hôte.

-Tu n’as pas volé ton surnom de Steve Jobs. Faire fonctionner cet ordinateur comme téléviseur mériterait sûrement une reconnaissance de la communauté scientifique.

-Assieds-toi, s’il te plaît.

Depuis la nuit dernière, Steve Jobs est tourmenté par une fièvre qui ne faiblit pas.

-Tu as pris quelque chose ?

-Oui. Des aspirines. Mais rien ne change.

-On peut aller à l’hôpital. Une fièvre sur plusieurs heures peut révéler d’autres pathologies plus graves.

-Merci. Mais ça va aller.

Alors que Steve Jobs lui tend le flash-disc dans lequel il a placé la version finale de son rapport de stage, Washington saisit la main chaude et tremblante du jeune homme.

-Nous devons aller à l’hôpital. Je sais que tu n’apprécies pas spécialement qu’on te vienne en aide. Mais considère cela comme le prix de ton travail sur mon rapport de stage.

Malgré une pièce faiblement éclairée, Washington peut deviner les grosses souris qui jouent avec la vaisselle sale, placée dans le coin qui doit servir de cuisine pendant la pluie ou la nuit.

-Tu ne m’avais pas dit que nous aurions de la visite aujourd’hui, mon chéri.

La voix de la mère de Steve Jobs sort Washington de sa rêverie.

-Bonjour maman.

-Bonjour ma fille. Ça va ?

C’est en ce moment que Steve Jobs tente de se redresser sur son siège et se rend compte qu’il n’a pas assez de force pour cela.

-S’il vous plaît, maman, pouvez-vous le convaincre d’aller à l’hôpital ?

-Je ne suis pas sûr qu’au moment où nous parlons, nous en ayons les moyens. Je n’ai pas vendu grand-chose. Tout juste assez pour faire un repas ce soir. Et il n’a pas pu ouvrir son cyber aujourd’hui.

-Je veux m’en occuper. C’est mon ami.

Alors qu’il tente d’intervenir avec un geste du bras pour marquer sa désapprobation, Steve Jobs s’écroule sur le pavement non poli de la pièce.

-Mon Dieu !

-On peut le transporter toutes les deux jusqu’à ma voiture.

Après avoir réussi à installer le jeune homme sur le siège arrière de la RAV4, les deux femmes, essoufflées, se retrouvent nez-à-nez.

-Comment vous appelez-vous ?

-Kapinga, maman. Pourquoi ?

-Ton papa, c’est Théodore ?

-Oui. Vous le connaissez ?

Ce visage, la mère de Steve Jobs le connaît. Elle en est sûre. Dans l’obscurité de sa maison, elle ne l’a pas réalisée. Mais sous la lumière du chaud soleil de Kinshasa, elle a tout de suite vu le portrait du père de ses enfants, Théodore Mulamba. Celui qui l’a abandonnée avec deux fils dans les bras alors qu’elle n’avait que 20 ans. C’était fini pour ses études. Et pour ses rêves de devenir pédiatre. Le début d’une longue traversée du désert qui l’a conduite avec ses deux garçons dans ce taudis d’un quartier malfamé de Kinshasa.

Protéger les plus jeunes

Dans un billet publié sur son blog, Jacques Attali suggère : «Et si on s’intéressait vraiment aux générations futures ?!»

«Dans la plupart des pays du monde, même les plus développés, sauf quelques très rares exceptions, constate l’économiste, on ne s’occupe que très mal des plus jeunes.»

S’intéresser aux plus jeunes, c’est notamment consacrer les moyens humains et financiers nécessaires pour leur formation. S’intéresser aux plus jeunes, c’est aussi leur proposer autre chose que ces écrans devenus par notre renoncement collectif, le «troisième parent». S’intéresser aux plus jeunes, c’est également s’assurer que nous allons leur laisser une planète en meilleur état.

Nous allons tous en convenir que, pour ce dernier point, nous sommes très loin du compte. Pour les deux premiers aussi. D’ailleurs les trois questions sont intimement liées. J’y reviendrai plus loin.

Mais il n’est pas faux de considérer que la catastrophe climatique qui s’annonce est la plus grande menace à laquelle l’humanité va devoir faire face.

Il faut donc préparer dès à présent les plus jeunes à pouvoir faire face aux défis de demain.

Jacques Attali nous prévient : «si on ne met pas les nouvelles générations en situation de découvrir leurs talents, de les faire s’épanouir, on n’aura pas, dans vingt ou trente ans, les ingénieurs, les savants, les chercheurs, les entrepreneurs, les innovateurs, les paysans, les médecins, les journalistes, les avocats, sans lesquels même les générations actuellement au pouvoir, ne pourront pas vivre une retraite décente, ni financièrement, ni socialement, ni écologiquement, ni  démocratiquement».

Car, il ne faut pas l’oublier, s’occuper correctement des plus jeunes, c’est aussi pour nous que nous devons le faire.

Puisque nous serons un jour vieux, il vaudrait mieux, par exemple, que les enfants d’aujourd’hui soient suffisamment bien formés pour devenir les médecins qui s’occuperont de notre santé pendant nos vieux jours.

C’est de cela aussi qu’il s’agit. Trop souvent, nous l’oublions.

C’est une certitude. Grâce aux progrès de la science, nous vivrons plus longtemps. Autant mieux faire en sorte que la planète dans laquelle nous vieillirons soit en bon état.

Il est donc plus qu’impérieux pour les adultes d’aujourd’hui d’arrêter de réfléchir en termes des profits immédiats. Nous savons où se situe le problème : l’émission de gaz à effet de serre.

Nous devons construire une économie de plus en plus décarbonée.

Le 20 mars dernier, le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) a publié la synthèse de son sixième rapport d’évaluation.

Dans le document, le GIEC note que les émissions de gaz à effet de serre dues aux activités humaines ont réchauffé le climat à un rythme sans précédent : la température de la surface du globe s’est élevée d’1,1 °C par rapport à la période pré-industrielle.

Les experts annoncent ainsi que les risques climatiques et non climatiques vont s’aggraver et se multiplier, ce qui rendra leur gestion plus complexe et difficile.

Quels sont ces risques ? Températures extrêmes, sècheresses sévères, accélération de la fonte du permafrost, précipitations extrêmes, etc.

Il nous faut réduire nettement nos émissions de CO2. Mais ça, nous le savons déjà.

Chaque pays doit faire sa part. Les gros pollueurs évidemment doivent donner l’exemple. Mais des pays moins pollueurs comme le Congo ne doivent pas regarder cette question au loin, estimant n’avoir rien à faire et se limitant à lancer des slogans sans vrai projet politique.

Pour un pays comme le Congo- peu industrialisé et manquant cruellement d’infrastructures, c’est surtout l’occasion de penser et de mettre en œuvre un autre modèle de développement. Nous ne pourrons pas nous industrialiser, en pensant pouvoir emprunter le même chemin que l’Europe, les Etats-Unis ou la Chine. Il est temps de penser autre chose. Penser un modèle le moins dépendant possible des énergies fossiles.

C’est là qu’interviennent les deux autres questions posées au début de ce billet : la formation et l’éducation des enfants.

Nous devons nous assurer que nous formons les plus jeunes aujourd’hui, en leur permettant d’acquérir suffisamment des connaissances scientifiques pour qu’ils trouvent dans la science les réponses au défi climatique. Quel type d’énergie doit-on développer ? Quel moyen de transport devons-nous privilégier ? Quel type d’habitat doit être mis en avant ?

Il est consternant de constater qu’un pays comme le Congo ne pense pas suffisamment à développer son réseau de transport ferroviaire. On parle de routes et d’avions. Mais presque jamais de trains. C’est pourtant un moyen de transport fiable, peu polluant et peu cher pour les usagers.

Mais intéresser les plus jeunes aux sciences et à la technologie ne se fera pas si nous ne nous assurons pas de la disponibilité de leur cerveau pour apprendre des choses utiles.

Comme le constate Jacques Attali, aujourd’hui, les enfants «ne sont pas protégés contre les écrans, qui devraient leur être interdits jusqu’à l’âge de six ans, alors qu’ils servent de plus en plus souvent de baby-sitter».

Le temps passé devant les écrans doit être régulé, en famille. Les contenus numériques à portée des enfants doivent être validés par les Etats, au travers des comités scientifiques, mis en place pour ce faire.

Le temps du laisser-faire a vécu. Il faut protéger les plus jeunes de la pollution numérique. Passer des heures devant des écrans pour regarder des challenges TikTok ou pour jouer aux jeux vidéo ne pourra faire d’eux que des étourdis, à la recherche permanente des loisirs (comme beaucoup de leurs ainés, d’ailleurs).

Il est plus que temps de mettre fin à cette «société de masse» qui, comme le souligne si justement Hannah Arendt, «ne veut pas de la culture, mais des loisirs».

Car c’est grâce à la culture que l’enfant apprend à dominer ses pulsions et intègre peu à peu la civilisation.

Il s’agit donc ici de faire des choix. Collectivement et individuellement. Quel monde souhaitons-nous laisser à nos enfants ? (On pourrait aussi la formuler comme ceci : dans quel monde souhaitons-nous vieillir ?). 

Le conseil de Jacques Attali est fort à propos :

«Il est donc urgent de consacrer une part beaucoup plus importante du PIB  à l’éducation au sens le plus large, et d’utiliser les fabuleux progrès que permettraient les nouvelles technologies, si elles étaient utilisées dans un sens conforme à l’intérêt de l’avenir, et pas, pour endormir, par des drogues ludiques, les colères des plus jeunes.»

Dans «L’urgence africaine», Kako Nubukpo plaide pour le développement d’une économie «arc-en-ciel». Et l’une des couleurs de cette économie est le vert.

L’«économie verte», écrit M. Nubukpo, «permet de mettre en exergue les adaptations, les changements de pratiques et de comportements indispensables à opérer dans nos modes de vie quotidiens, et ce en vue de préserver les écosystèmes naturels».

Dans les pays comme le Congo où la population va sensiblement augmenter dans les prochaines décennies, les questions liées au recyclage des déchets, à l’urbanisation et à la préservation des forêts vont se poser avec de plus en plus d’acuité. Il faudra trouver des réponses. Dès maintenant.

Cela passe évidemment par l’éducation et de la formation des jeunes. Comme le note Kako Nubukpo, «l’enjeu de l’éducation est crucial pour le continent africain et son traitement doit répondre à une méthodologie rigoureuse en fonction de l’analyse des besoins des populations nécessitant de réinjecter de la prospective pour être au rendez-vous des attentes de la jeunesse d’aujourd’hui et de demain.»

C’est comme cela que nous protègerons les générations futures de la décadence intellectuelle, de la catastrophe climatique et de la déchéance morale.

Illustration. Manifestation pour la défense de l’environnement à Londres. ©Kevin Snyman

L’Artiste

-Qu’on le veuille ou pas, on est conditionné par son environnement, immédiat ou lointain. On se berce d’illusions quand on aspire à vivre libre. La liberté n’existe pas. Quoi que tu fasses, tu dois tenir compte de ce que pensent ta famille, tes amis, tes ennemis, et tout un tas de gens dont tu n’as absolument rien à foutre.

-Je ne partage que très partiellement ton point de vue. On peut vivre librement.

-Comme toi ?

Tshibo se sent dans l’obligation de s’expliquer devant Makasu. Ce dernier ne lui a pourtant rien demandé. Mais les deux savent ce qui se passe. La jeune femme a accepté, sous la pression de sa famille, d’épouser un homme qu’elle n’a jamais vu.

Les deux familles s’étaient déjà mises d’accord. Les deux jeunes époux n’ont pas eu beaucoup de choix. C’est en tout cas ce que tente de plaider Tshibo devant Makasu.

Abreuvé par les lectures de Deleuze et Foucault, l’enseignant est un adepte du laisser-faire. Mais seulement quand il s’agit de lui, comme le lui reprochera plus tard Washington.

Makasu refuse de juger Tshibo mais il estime au fond de lui que la jeune femme aurait dû se battre davantage pour s’opposer à un mariage arrangé.

-Ma chère, on est quand même en 2021… Tu réalises ?

-Je suis Luba.

-Et donc ?

-Laisse tomber. Tu ne comprendras jamais.

Deux choses dérangent Tshibo. Elle a le sentiment qu’elle aurait pu construire quelque chose avec Makasu. Ça ne sera pas le cas. Sauf si son ami y consent. Mais une fois cette hypothèse validée, tout de suite se pose la question : que va-t-il se passer avec Tabu, son nouvel époux qui doit arriver à Kinshasa dans trois mois ?

Son intuition lui dit pourtant que tout n’est peut-être pas encore fini.

-Ne fais pas le malin. Toi non plus, tu n’es pas libre.

-Si tu veux savoir si je vois quelqu’un, la réponse est oui.

-Et pourquoi, tu me draguais ?

-J’aime draguer.

-Voilà qui a le mérite d’être clair. Prends soin de toi. Bye !

Vexée par la réponse de Makasu, Tshibo se lève pour s’en aller. Mais son ami la retient par le bras.

-Reste, s’il te plaît. Tu n’as pas compris ma réponse.

A l’évidence, Makasu n’a pas menti. Mais comme il le dit lui-même : ne pas mentir à une femme peut être une grande faiblesse. Non pas qu’il pense, comme l’autre, que les femmes aiment qu’on leur mente. Mais pour l’enseignant, la relation amoureuse relève de l’art. Pas de la réalité. Et en amour, Makasu est un artiste.

-Écoute. Il y a une chose qui ne va pas t’arriver si tu sors avec moi : tu ne t’ennuieras jamais.

-Ce n’est pas pour me rassurer.

-Je sais mais tu vas adorer.

-Prétentieux, monsieur l’enseignant ! Et d’ailleurs, qui est-ce qui t’a dit que je veux sortir avec toi ?

-Je le vois dans tes yeux.

Le silence de Tshibo finit par convaincre Makasu qu’il avait vu juste. La jeune femme est bien amoureuse. Et pas de ce nouvel époux qu’il n’a jamais vu.

De sa voix calme, il explique à son amie comment ils vont devoir s’y prendre. Il ne sera pas encombrant. Ils ne se verront que quand elle le décidera. Elle décidera aussi de l’heure et de l’endroit.

-Et je m’occuperai du reste.

-C’est quoi le reste ?

Dans le répertoire du téléphone de Libanais, le numéro de Makasu porte le nom «L’Artiste».

Un soir après avoir assisté à une vive discussion entre Libanais et sa compagne, il avait décidé de «coacher» son ami. Étoile d’État reprochait à son amant de manquer de «magie». Le commerçant s’en était offusqué.

En quittant le couple, Makasu avait demandé à son ami de passer chez lui après qu’il avait eu raccompagné sa compagne.

-Mon cher, commence l’enseignant, ta chérie a raison. Tu gères ta relation comme tu gères ton business. Ça ne se fait pas. Il n’y a pas ici de marge bénéficiaire ou d’avantage concurrentiel.

Une femme aime le rêve. Si tu ne peux pas le lui acheter, crées-en un. L’amour, c’est de l’art. Tout est dans la présentation. Le paquet est plus important que le contenu. Même si ce n’est pas vrai, il faut lui faire croire que tu es capable d’aller sur la lune pour lui chercher ce qui lui plaira.

Crée-toi un personnage. Sors de ce personnage mécanique qui passe tout par son filtre comptable. En amour, on ne compte pas. On ne calcule pas. On crée. On invente. On surprend. On déstabilise. Le but, c’est de créer le plus de souvenirs possibles. C’est tout ce qui reste à la fin : les souvenirs.

C’est cela la magie dont elle t’a parlé tout à l’heure. C’est ce qui fait que le matin quand elle sort de son lit, elle garde encore en mémoire les odeurs et les mots de la soirée précédente.

Toutes les femmes attendent ça de leur compagnon. Lettrées, illettrées, cadres, employées, maraichères, commerçantes, politiques, médecins, avocates. Elles sont toutes pareilles. Elles veulent qu’on leur fasse rêver.

C’est ce qu’Étoile d’État attend de toi. Pas que tu sortes des billets de banque à tout moment. Fais-la sentir unique.

Passe la voir à son boulot sans prévenir, avec un bouquet de fleurs. Apporte-lui du pain au chocolat le matin quand elle arrive au travail.

Appelle-la au téléphone à 16 heures juste pour lui dire que tu l’aimes et qu’elle te manque.

-Dis-moi, coach, tu appliques tout ça ?

-Pourquoi penses-tu que les femmes me courent après ?

C’est ce Casanova-là que Tshibo s’apprête à découvrir. La jeune femme est impatiente de commencer cette relation que tout lui interdit pourtant.

Mais, comme le répète à l’envi Makasu, c’est le propre du désir que de vouloir ce qui est interdit.

«Pourvu que ce soit simple»

J’ai lu ces derniers jours deux beaux textes qui ont mis en exergue ce que l’on peut considérer aujourd’hui comme l’un des problèmes majeurs de nos sociétés post-modernes qui, si l’on n’y prend garde, va finir par nous conduire vers des lendemains douloureux. Si ce n’est déjà le cas. C’est le nouveau credo de notre temps : tout est bon à prendre, «pourvu que ce soit simple». Tout ce qui est complexe nous fait peur. Ou nous ennuie. Ou nous importune. Ou tout cela à la fois.

Dans «Déni de réalité», Jacques Attali part de la crise occasionnée par la réforme des retraites, initiée par le gouvernement français, pour interpeller ses compatriotes- du chef de l’État aux groupes de l’opposition au Parlement- sur les problèmes que connaît leur pays : dette publique, industrie déclinante, etc.

En Europe, l’économiste note également un déni de réalité face à «la prise de contrôle militaire des États-Unis sur l’Allemagne et sur l’Europe de l’Est» et face à «la prise de contrôle économique de la Chine».

A l’échelle de la planète, M. Attali pointe également le déni de réalité de tout le monde face à la catastrophe climatique qui nous guette.

Qu’est-ce qui peut donc expliquer cette incapacité à saisir la réalité ? Cette réalité que nous côtoyons tous et qui est abondamment évoquée dans les médias, tant traditionnels que personnels.

L’explication de Jacques Attali : «beaucoup trop de gens préfèrent une explication du monde n’exigeant pas de faire des efforts ; ou au moins conduisant à penser qu’il ne sert à rien d’en faire, parce qu’on ne peut avoir aucun impact sur son avenir».

Ne pas faire d’effort. Si on devait trouver une formule pour résumer le mieux notre façon de vivre aujourd’hui, c’est bien celle-là.

Jacques Attali n’est pas le seul à l’évoquer. Sur son blog, Xavier Alberti abondait également dans le même sens, il y a quelques jours.

Dans le billet intitulé «La grande fatigue», l’entrepreneur notait :

«Nous avons oublié et peut-être même perdu le goût de l’effort et finalement l’effort lui-même, croyant naïvement que sans effort il était possible d’obtenir les mêmes résultats en empruntant d’autres chemins.»

C’est devenu comme une injonction de notre espèce : «Pourvu que ce soit simple». Et si ça ne l’est pas, tant pis. Nous chercherons autre chose qui soit simple.

Dans un autre billet, je vous racontais une discussion avec un jeune garçon qui m’avait fort offusqué. Il m’avait été présenté comme «poète». En répondant à une requête que je lui avais adressée, il m’avait présenté un texte de moins de 500 mots, rempli de fautes d’orthographe. Son explication : la version du logiciel Word contenu dans l’ordinateur où il a rédigé le texte ne proposait pas de correction automatique. J’en avais été choqué. Un poète !

Mais je ne l’accablerai pas. Il est représentatif de ce que nous sommes devenus. Sur nos smartphones, le clavier nous suggère désormais des mots dans la langue choisie pour écrire des SMS, des messages WhatsApp ou des mails. Je vous mets au défi de supprimer cette option. Vous ne tiendrez pas deux jours. Écrire vous semblera tellement fastidieux, que vous vous contenterez des émojis pour vous exprimer.

A l’école, à l’église, à la salle de sport, à la maison, au travail. Désormais partout, l’effort nous est insupportable.

Je garde encore à l’oreille la remarque d’une jeune fille (étudiante en droit) qui m’a abordé dans un restaurant alors que je lisais «On achève bien les hommes» de Dany-Robert Dufour, en attendant mon repas : «Vous lisez un gros livre comme ça !». Par bonté, je me suis gardé de lui répondre que c’était le plus petit livre (en volume) que j’avais lu depuis le début de l’année.

Là encore, je ne l’accablerai pas. Je ne compte plus les remarques de mes collègues qui découvrent ma petite bibliothèque à la maison. Ça va de «Tu lis vraiment tous ces livres ?» à «Comment tu fais pour lire tout ça ?».

Ce sont pourtant les mêmes collègues qui me disent : «Tu sais, tu écris bien. Comment tu fais ?».

Ironique, n’est-ce pas ?

«Sans effort, il reste uniquement ce qui ne le mérite pas. Tout le reste est perdu, c’est-à-dire tout ce qui compte, tout ce qui est réellement précieux et qui sans effort, se dérobe», écrit Xavier Alberti.

C’est une loi naturelle.

A force de vouloir vivre constamment dans le divertissement, nous avons perdu de vue que dans la vie, la distraction est une parenthèse. Et qu’elle ne peut ni ne doit se prolonger indéfiniment au risque de faire perdre à la vie ce qu’elle nous offre de plus précieux : la liberté.

Pour exprimer correctement sa pensée, il faut apprendre correctement la grammaire.

Pour écrire de bons textes, il faut lire de bons livres (peu importe leur volume).

Pour se faire une juste opinion de l’actualité, il faut suivre les bons médias.

Pour jouer correctement un instrument de musique, il faut passer des heures à en apprendre le fonctionnement.

Dans la vie, il n’y a pas de raccourci.

Ce sont les efforts d’aujourd’hui qui achètent la liberté de demain.

Que ce soit au sujet de la sécurité ou de la crise alimentaire au Congo, de la crise climatique, de la crise de l’éducation, de la dépendance vis-à-vis des puissances étrangères, tout nous impose de faire des efforts aujourd’hui. Effort pour penser. Effort pour décider. Effort pour exécuter. Effort pour attendre les résultats des efforts.

Si nous avons de plus en plus l’impression que nous sommes submergés de crises, c’est parce que nous refusons l’effort, préférant les voies de facilité. Elles ne conduisent jamais à la liberté. Toujours à la servitude.

Les problèmes humains sont forcément complexes. Il faut les prendre comme tel et essayer de les résoudre avec courage. Rien ne serait plus dommageable pour notre civilisation que de tourner le dos à tout ce qui nous paraît complexe pour n’embrasser que ce qui nous paraît simple.

C’est la difficulté qui forge notre caractère.

C’est la complexité qui aiguise notre intelligence.

C’est la douleur qui aguerrit notre corps.

Dans «Prendre le large», il y a cette belle phrase de Xavier Alberti :

«La liberté se mérite par la préparation, par la prudence et par la discipline, c’est-à-dire par tout ce qui semble la restreindre et qui pourtant, systématiquement, la précède.»

C’est pour cette raison que la connaissance est la chose qui nous rapproche le plus de la liberté.

Son acquisition exige de nous la disponibilité, la discipline et la soumission à l’autorité sans quoi l’école perd tout son sens. Malheureusement, dans nos sociétés où l’individu prend de plus en plus la place du citoyen, personne ne veut plus ni se soumettre à l’autorité ni faire l’effort qu’exige l’acquisition de la connaissance.

L’injonction «Pourvu que ce soit simple» s’est invitée à l’école. Le philosophe Dany-Robert Dufour l’a bien résumé dans «Le Divin Marché» : «Si je ne comprends pas Platon et Aristote, c’est que ces auteurs ne s’expriment pas clairement, il faut donc les retirer du programme».

Voilà à quoi nous sommes réduits. Des individus à qui tout effort est désormais insupportable, préférant les explications simplistes à la complexité de la réalité. Le vraisemblable à la vérité. Les théories du complot aux démonstrations scientifiques.

Si nous ne nous ressaisissons pas, le pire est à craindre pour nous. Notre planète, notre vivre-ensemble et nos institutions sont menacés.

Si, comme l’écrit Jean Monnet, «les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise», il est grand temps pour nous de changer. La crise est déjà là.