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Yémi

Yémi

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Je n’hésite pas à prendre des inconnus dans ma bagnole. Je ne suis pas naturellement méfiante. J’ai tendance à penser que les êtres humains sont bons dans leur majorité. Il y a des monstres ici ou là. Mais ils sont minoritaires.

L’autre jour, le concert de Y.A. s’est mal terminé. Les forces de l’ordre ont été débordées. Il y a eu une bousculade terrible, obligeant les policiers à tirer en l’air. Dans la cohue, alors que je me dirigeais vers la voiture, j’ai remarqué un monsieur qui tentait de se cacher à côté d’une poubelle. Je lui ai dit que ça n’allait pas beaucoup le protéger, avant de lui faire signe de me suivre. Il tremblait comme une feuille.  

Une fois dans le véhicule, il a découvert que j’étais une femme.

-Tu es une fille ?

-Pourquoi vous me tutoyez ?

-Ha ! Ne le prenez pas mal. Je tutoie tout le monde.

-Vous allez apprendre à vouvoyer avec moi. Où allez-vous ?

-Heu…

-Vous ne savez pas où vous habitez ?

-Kinsuka ! Kinsuka !

-Je vous dépose à Kintambo Magasin.

Pendant tout le trajet entre Romeo Golf et Magasin, il n’a rien dit. Il avait arrêté de trembler mais il continuait à avoir peur. Je ne sais pas si c’est le fait que je sois une femme qui l’intimidait ou ma remarque sur le tutoiement qui l’avait refroidi.

Avec les années, j’ai fini par m’y faire. Mais au début, j’étais toujours un peu surprise par les réactions des clients dès qu’ils remarquaient que c’était une femme au volant. Certains l’expriment verbalement.

-Ho ! C’est une femme ?

-Oui. Vous avez bien vu.

D’autres essaient de regarder par le rétroviseur pour voir mon visage. D’autres encore exigent de s’asseoir à côté de moi. Je n’aime pas. Mais je finis toujours par réunir toutes mes forces afin de dire «Oui». Et c’est eux les plus dérangeurs. Entre la drague, les histoires de famille, les obscénités, au bout d’un quart d’heure, je me mets en pilotage automatique. Je réponds mécaniquement par «oui» ou «non» sans réfléchir. Juste pour embêter et obliger le client à se taire. Ça ne marche jamais. Mais je continue quand même.

-Vous vous appelez comment ?

-Comment ? Heu…

-Quel est votre prénom ?

Décidément, celui-ci va réveiller sa mère cette nuit et lui raconter qu’il a été conduit par une femme.

-Jonathan.

-N’ayez pas peur Jonathan. Je ne vais pas vous enlever. Vous arriverez chez vous sain et sauf. 

Il est sagement assis juste derrière moi. Il ne bouge presque pas. Il a recroquevillé ses mains. Il ne dit rien. Il ne sent pas l’alcool alors que moi je dois en empester. Dix bouteilles de Nkoyi laissent forcément des traces.

-Ce sont les coups de feu de tout à l’heure qui vous mettent dans cet état ?

-Je suis bien. Ça va. Je n’ai pas peur.

Il me fait penser à un client que je suis allé chercher l’année dernière à l’aéroport de Ndjili. Il revenait de Bruxelles. C’est l’un de ses amis qui avait fait la commande du taxi, oubliant de me préciser que c’était un couple que je devais transporter.

Dès que je me suis présentée, la dame s’est mise à crier sur son époux, l’accusant de ne pas la respecter et de se faire transporter par l’une de ses conquêtes.

Le coup de fil de l’ami du couple qui avait fait la commande avait fini par la calmer. Mais durant tout le trajet, l’homme n’avait rien dit. Prostré, il donnait le sentiment d’avoir vécu la scène comme une humiliation.

Deux jours après, il m’avait appelé au téléphone.

-Bonjour, madame. C’est Richard.

-Bonjour. Mais je ne connais pas de Richard dans ma vie.

-Vous m’avez transporté il y a deux jours.

J’avais reconnu sa voix. Mais je voulais l’embêter. Et je voulais surtout qu’il parle de son épouse.

-Il y a deux jours, j’ai transporté beaucoup de clients.

-La course était partie de l’aéroport de Ndjili.

-Je m’y suis rendu trois fois pour trois courses différentes.

-J’étais avec ma femme.

-Ha ! Le monsieur qui s’est fait sermonner par sa femme à cause d’une prétendue conquête ?

-C’est la seule chose qui vous revient à l’esprit ?

Nous sommes allés déjeuner. Et nous sommes devenus amis. Richard revient désormais à Kinshasa seul, à intervalles réguliers. Et pendant tout son séjour, je suis sa «conductrice exclusive».

-Jonathan, nous sommes à Magasin.

-Désolé. Je ne m’étais pas rendu compte. C’est combien ?

-Ce n’était pas une course. Bonne soirée !

Quand il est debout à côté de mon vehicule, je découvre un jeune homme avec un petit visage. Sa veste et sa chemise blanches soulignent davantage la candeur de son visage.

-Vous ne m’avez pas dit votre nom.

-Vous ne l’avez pas demandé.

-Je le demande à présent.

-Nous avons roulé pendant quinze minutes, vous n’avez rien dit. Et soudainement, vous devenez bavard.

-Je peux vous inviter à prendre un verre ?

-Rentrez vite chez vous. Votre femme ne sait pas que vous étiez allé à un concert d’une dame qui porte le même prénom que moi.

Quand il a lancé «Yémi», j’étais déjà cinquante mètres plus loin…

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