Un rythme et des souvenirs…
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Travailler à la radio a décuplé mon goût pour la musique. Sur une radio généraliste, on joue beaucoup de musique. Et les quatre années que j’ai passé à Kananga où j’animais l’antenne locale de Radio Okapi m’ont un peu plus familiarisé avec des univers musicaux qui ne m’étaient pas (plus) familiers.
Tous les jours de la semaine entre 17h05 et 18h00, j’avais la charge d’animer une antenne où il y avait de l’info (journaux, interviews, grands reportages) et de la détente (des plages consacrées à la musique).
Préparer tous les jours ce programme, c’était notamment écouter des chansons, nouvelles ou anciennes, qui allaient bien avec les thèmes abordés dans l’actualité.
Mais c’était aussi ressortir des titres que les plus jeunes n’avaient pas forcément connus.
Un soir, après le programme, pendant que je marchais pour rentrer à la maison, je reçois le coup de fil d’une personne que je ne connaissais pas :
«M. Joël. Merci, hein ! La chanson que tu as jouée, ça nous a rappelés beaucoup de souvenirs. Joue ça encore demain.»
L’appel était terminé avant même que j’eusse eu le temps de placer un mot. Mais je savais de quel titre, mon mystérieux correspondant parlait.
Ce jour-là, pour clôturer l’antenne, j’avais joué «Laissez tomber» de Franck Lassan.
Cette chanson était le générique du principal programme de fiction nationale au Zaïre («Le théâtre de chez nous») pendant plusieurs années. A l’époque, nous n’avions qu’une chaîne de télé : La Voix du Zaïre.
Et tout le monde accourait devant son poste téléviseur (pour ceux qui en avaient) ou celui du voisin (pour ceux qui n’en avaient pas), quand la belle voix Franck Lassan lâchait :
«Yo ko luka luka kaka mbongo
Bi senga sengela tango nionso
O kanisi nde o ko zua mingi
Ndeko ya muasi o ko mi kosa…».
Plus que les paroles (sur lesquelles je reviendrai), c’était l’instrumental de la chanson qui était envoûtant. C’est ce que des millions de Zaïrois ont gardé en mémoire.
C’est peut-être aussi ce qui a rappelé à mon auditeur les souvenirs qu’il a évoqués dans son bref coup de fil. J’aurais bien voulu en savoir davantage. Mais je n’en saurai jamais plus.
Nous avons tous des titres, des rythmes ou des paroles qui nous rappellent quelqu\’un ou quelque chose : nos parents, des amis, un compagnon, une compagne, l’école, etc.
Et au fond, c’est cela qui fait notre culture. Ce sont ces souvenirs-là qui nous font. En tant que personne singulière.
Dans «Laissez tomber», Franck Lassan s’adresse à une prostituée :
«Ko linga linga mibali nionso
Ko bebisa nzoto pamba pamba
O komi lokola fula fula
Matete, Yolo, Ngaba, Masina…».
Je n’ai pas connu Franck Lassan. Il est décédé l’année de ma naissance. Mais le rythme de cette chanson s’est imprimé dans ma mémoire avec une telle force que le jour où j’ai entendu le metteur en onde de la radio la jouer dans sa cabine technique, je lui ai tout de suite demandé de le programmer pour mon antenne de l’après-midi.
C’est ce jour-là que j’ai découvert que l’auteur de la chanson s’appelait Franck Lassan.
L’année passée, en découvrant «Mon amour» de Stromae, j’ai cru entendre des airs de «Laisser tomber».
Il y a beaucoup d’autres chansons qui me rappellent des souvenirs très précis de mon enfance. Mon père était un fan de Tabu Ley Rochereau. Dans de vieilles cassettes qu’il conservait dans trois cartons vert et blanc, il les entassait et les ressortait le soir après avoir dîné.
Je n’étais jamais loin. Ces chansons dont je ne comprenais pas les paroles se sont imprimées dans ma mémoire.
Adulte, journaliste, quand on jouait «Mazé», «Café Rio» ou «Sorozo» à la radio, j’avais l’impression d’écouter un air familier.
C’est également le cas de beaucoup de chansons de Koffi Olomide dont mon père aimait moquer les «manières d’adulte mal élevé» sans jamais contester la qualité de ses chansons.
Quand en 2009, Koffi Olomide chante «Asso» lors d’un concert à la Halle de la Gombe, je ne peux m’empêcher de sourire intérieurement. Je l’avais souvent écoutée dans l’une des cassettes de papa.
«Ba teki yo na mbongo na moto ya mosolo
Ngai ko na zanga na ngai moyen nini na loba
Ata ko na mileli, o ko zonga te
Asso chérie, mon amour, tu es partie
Pour toujours, vers d’autres cieux
Asso, adieu.»
Des vieilles cassettes de papa, je garde un amour immodéré pour les chansons de Rochereau Tabu Ley et de Koffi Olomide.
Enfant, ces titres m’ennuyaient. Aujourd’hui, je les écoute quand je marche, quand je lis, quand je travaille ou quand je berce les Juju, R et E.
Il m’arrive d’écraser une larme quand j’écoute une chanson ou une autre. Je ne saurai pas dire si ce sont des larmes de joie ou de peine.
Ce dont je suis en revanche sûr ce que les souvenirs que ces chansons réveillent en moi me sont précieux.
Aussi précieux à mes yeux que l’est l’héritage culturel. La transmission d’une génération à une autre du goût du beau.
Ainsi quand j’écoute «Les disques de mon père», je regarde R et E et je me demande si je pourrais leur transmettre ce que Raph m’a transmis sans jamais ouvrir la bouche.
Sur ce morceau, Youssoupha a samplé le titre «Pitié» de son père.
On entend Tabu Ley commencer :
«Pitié toi mon amour, pitié toi mon cœur
Je travaille nuit et jour pour ton seul bonheur
Pitié toi mon amour, pitié toi mon cœur
Je travaille nuit et jour pour ton seul bonheur.»
Son fils enchaîne aussitôt :
«Et quand je me lève, la vie est moins amère
Hier j\’ai fait un rêve, j\’y ai vu ta grand-mère
Elle c\’est mon amour, le seul véritable
J\’espère te léguer sa bravoure en héritage
Tu es venu au monde et tout est devenu magique
Le bonheur a un nom le mien je l\’ai appelé [R et E]
Tellement de craintes, ta vie est une offrande
Quand ta mère est enceinte c\’est moi qui ai mal au ventre…»
Un rythme, des souvenirs…et un avenir.
*Illustration : Des disques entassés dans un carton. ©Nathan Copley.
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