«Tout s’effondre». Il faut (re)lire Chinua Achebe !
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Okonkwo est un guerrier respecté. Âgé de 18 ans, il avait battu le «Chat», grand lutteur invaincu pendant sept ans, dans un combat mémorable dont tout son village se souvient encore.
«Tout s’effondre», c’est l’histoire de ce héros. Mais pas seulement. Car, à travers lui, Chinua Achebe raconte l’histoire d’une Afrique.
Cette Afrique qui fait face à l’arrivée des «hommes blancs», de leur religion, de leur administration, de leur justice.
Okonkwo est connu de tous les neuf villages d’Umuofia pour ses exploits de lutteur et son intrépidité. Il est surnommé «le feu qui dévore».
Mais à force de dévorer, ne finira-t-il pas par être dévoré ? Il faut lire les 221 pages de cet excellent roman pour le savoir.
L’écriture de Chinua Achebe est limpide. Ses mots décrivent l’Afrique d’avant l’arrivée des «hommes blancs» où les oracles parlaient et étaient écoutés. Où les sacrifices et les cérémonies en l’honneur des ancêtres faisaient partie du quotidien. Où on croyait au «chi», le dieu personnel.
Une Afrique où la sagesse était transmise de génération en génération par la seule force de la parole.
«Ne tuez jamais un homme qui ne dit rien !», conseille ainsi Uchendu, l’oncle d’Okonkwo, à son neveu et à ses enfants, en leur racontant la fable du Vautour :
«Mère Vautour, un jour, envoya sa fille chercher de quoi manger. Elle y alla et rapporta un caneton. ‘’C’est très bien, dit mère Vautour à sa fille, mais dis-moi, qu’a dit la mère de ce caneton quand tu as piqué sur son nid et que tu as emporté son petit ? – Elle n’a rien dit, répondit la jeune vautour. Elle s’en est allée, c’est tout. – Alors tu dois rapporter ce caneton, dit mère Vautour. Il y a quelque chose de menaçant derrière ce silence.’’ Fille vautour rapporta donc le caneton et prit un poulet à la place. ‘’Qu’a fait la mère de ce poulet ? demanda mère Vautour. – Elle a pleuré, elle a hurlé et elle m’a maudite, répondit sa fille. – Alors, nous pouvons manger ce poulet, dit la mère. Il n’y a rien à craindre de quelqu’un qui crie’’.»
Okonkwo veut perpétuer la tradition de ses ancêtres. Mais son fils se convertit et pratique désormais la religion de «l’homme blanc». Il ne sera pas le seul dans le clan.
Le grand guerrier regrette alors ce temps où «les hommes étaient des hommes». Il ne comprend pas pourquoi les hommes de son clan ne s’opposent pas plus vigoureusement aux envahisseurs.
Ils ont abdiqué :
«Le Blanc est très habile. Il est arrivé avec sa religion, tranquillement et paisiblement. On s’est amusé de toutes ses sottises et on lui a permis de rester. Maintenant il a conquis nos frères et notre clan ne peut plus rien faire. Il a posé un couteau sur les choses qui nous tenaient ensemble et on s’est écroulés.»
Mais Okonkwo, lui, veut résister. Il a encore en mémoire ce sermon d’un ancien du clan de sa mère :
«C’est un plaisir de voir de nos jours, alors que la jeune génération se croit plus sage que les anciens, un homme qui fait les choses dans la grande tradition. Celui qui invite ses parents à un festin ne le fait pas pour leur éviter de mourir de faim. Ils ont tous à manger chez eux. Quand nous nous réunissons sur la place du village éclairée par la lune, ce n’est pas pour la lune. Chacun peut la voir de chez lui. […] il ne me reste que peu de temps à vivre […]. Mais j’ai peur pour vous, jeunes gens, parce que vous ne comprenez pas la force des liens familiaux. Vous ne savez pas ce que c’est de parler d’une seule voix. Et le résultat ? une abominable religion s’est installée parmi vous. Un homme peut désormais quitter son père et ses frères. Il peut insulter les dieux de ses pères et de ses ancêtres comme un chien de chasse qui devient fou et se retourne contre son maître. J’ai peur pour vous, j’ai peur pour le clan.»
«Tout s’effondre» est un grand roman. Et Chinua Achebe est un très grand écrivain.
Contrairement à d’autres pays, ce roman ne figure pas dans le programme scolaire congolais. Je le dis tout honteusement. Mais j’ignorais tout de Chinua Achebe avant de lire des extraits de ses livres repris sur le compte Twitter @sorayaodia (que je remercie vivement parce qu’elle m’a fait découvrir beaucoup d’auteurs et d’œuvres que je ne connaissais pas du tout).
Je suis allé sur Google pour en savoir un peu plus sur cet auteur. Et c’est une émission de France Culture qui me le fait découvrir : «Chinua Achebe, éclaireur de la littérature africaine». Autour de la table, Françoise Ugochukwu, africaniste et professeur à l’Open University de Milton Keynes, Célestin Gbaguidi, professeur de littérature au Bénin, Jean-Michel Martial, président du CREFOM et comédien, Gaston Paul Effa, écrivain, Vivien Yombe, universitaire, et Marie Durrieussecq, écrivaine.
Mon chef Ganda ne s’est pas rendu compte de l’immense bonheur que j’ai éprouvé quand il m’a proposé de me prêter «Tout s’effondre» ou «Le monde s’effondre» (dans d’autres traductions).
Quand j’ai refermé la dernière page, je n’ai pu que confirmer tout le bien que j’en avais entendu sur France Culture.
Né en 1930 et décédé en 2013, Chinua Achebe est un précurseur. Comme le note France Culture, «son premier roman a marqué des générations d’intellectuels et d’auteurs du continent noir».
«Tout s’effondre» ne raconte pas une Afrique passée même si son action se déroule clairement dans un temps passé.
Cette Afrique-là, avec ses contradictions et son déchirement, est aussi mon Afrique.
Comme je le disais à Ganda ce matin, je ne parle pas le Mongo, la langue de mon père. Je balbutie à peine deux mots en Tshiluba, la langue de ma mère. Je suis malheureux de le dire. Mais c’est un fait.
Je peux remplir des pages entières avec des citations de Victor Hugo, Albert Camus, Winston Churchill ou Jean-Jacques Rousseau. Mais je ne connais aucune sagesse Mongo ni Luba. Il fut un temps où sa transmission était dans l’ordre naturel des choses. Un peu comme quand, le soir, Ekwefi, l’une des épouses d’Okonkwo et mère d’Ezinma instruit sa fille, en lui relatant l’histoire de la tortue et des oiseaux.
Je ne vous la relaterai pas. Achetez «Tout s’effondre». Et lisez-le.
Chinua Achebe est un griot qui raconte autant qu’il instruit.
Dans «Tout s’effondre», Uchendu, l’oncle d’Okonkwo, s’adresse à son neveu, frappé par un grand malheur :
«Tu crois être l’homme le plus malheureux du monde ? […] J’avais six femmes, à une époque. Aujourd’hui je n’en ai plus, sauf cette fille qui ne distingue pas sa droite de sa gauche. Sais-tu combien d’enfants j’ai enterrés – des enfants conçus quand j’étais jeune et plein de vigueur ? Vingt-deux. Je ne me suis pas pendu pour autant, et je suis toujours en vie. Si tu crois être l’homme le plus malheureux au monde, alors demande à ma fille Akueni de combien de jumeaux elle a accouché et s’est débarrassée. N\’as-tu jamais entendu ce qu’on chante quand une femme meurt ?
Pour qui tout va bien, pour qui tout va bien ?
Il n’y a personne pour qui tout va bien.»
Non, il n’y a personne pour qui tout va bien. Un appel à vivre sans jamais s’apitoyer sur son sort. Chinua Achebe est décédé il y a dix ans. Son livre sorti en 1958 n’a rien perdu de son actualité ni de sa force.
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