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Tout a un prix

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-Richard, arrête ton char ! Tu sais bien que si j’accepte des cadeaux de toi, je devrais d’une façon ou d’une autre les rendre.

-Mais non, ma chère ! Je ne suis pas ce genre d’hommes.

Quand il me présente à ses amis, Richard dit toujours : «C’est mon amie de raison». Un jour, je lui ai demandé pourquoi il utilisait cette expression, il est parti dans un grand rire avant de laisser tomber : «Tout le monde s’attend à ce que je dise ‘’amie de cœur’’. Alors, je tente de surprendre».

Richard est d’un naturel très jovial. Il aime blaguer. Il ne s’offense pas de ces petites choses que les hommes prennent pour des drames alors qu’il n’en est rien.

Je n’accepte pas qu’il paie l’addition au restaurant. Il m’a même surnommé : «Chacun paie ce qu’il a consommé». Mais il le dit toujours en rigolant.

Je refuse systématiquement ses cadeaux. Je me le reproche de plus en plus. Il n’a jamais rien tenté de déplacé avec moi. Mais je m’obstine à refuser ses cadeaux.

Très tôt, ma sœur et moi avons dû intégrer la «règle immuable». C’est comme cela que maman en parlait. Je venais de fêter mon douzième anniversaire. Ma petite sœur en avait huit.

Maman est entrée dans notre chambre une nuit. Il m’a réveillée, en mettant un doigt sur la bouche pour me faire savoir que je ne devais pas faire de bruit pour ne pas réveiller ma jeune sœur.

J’étais encore dans les vapes quand je me suis rendu compte que nous étions déjà en dehors de notre parcelle.

-Mais maman, on va où à cette heure ?

-Tais-toi.

Nous avons marché pendant ce qui me semblait être une éternité, avant de nous retrouver au port. Un grand monsieur est venu vers nous. Ma mère lui a remis une enveloppe.

Le monsieur me semblait très grand. Presqu’irréel. A plusieurs moments, j’ai cru que j’étais dans un rêve.

Ma mère m’a ensuite pris dans ses bras. Elle me serrait tellement fort que j’en ai eu mal. Quand je me suis défaite de son étreinte, j’ai constaté qu’elle pleurait.

-Ce monsieur va te conduire dans un lieu sûr. Fais tout ce qu’il te dira.

Je n’avais même pas eu le temps de dire quoi que ce soit quand le grand monsieur m’a tiré vers la grosse pirogue dans laquelle embarquaient dans un chahut indescriptible de nombreuses familles.

De cette nuit, je ne garde que le souvenir du noir absolu autour de nous dans la grosse pirogue dans laquelle nous nous étions installés. Quand nous avons commencé à avancer, je ne voyais plus ma mère restée sur le quai. Je ne pleurais pas. Je ne criais pas. Ma main dans la main du grand monsieur, j’étais immobile. Nous avons navigué pendant deux mois avant d’arriver à un port encore plus bruyant que celui que nous avons laissé en quittant Kisangani. C’était Libongo. Nous étions à Kinshasa.

-Mais pourquoi ta maman t’a fait partir de Kisangani dans ces conditions ?

-Elle devait respecter la «règle immuable».

-Mais qu’est-ce que tu racontes ?

-Tu ne comprendras pas, Richard.

-Mais, ta sœur ? Elle est restée avec ta maman et ton papa ?

-Quand ma sœur a eu douze ans, maman l’a également fait partir comme elle l’avait fait quatre ans auparavant avec moi. Elle, c’était par la route.

-La personne avec qui tu parles tous les jours au téléphone et à qui tu dis de faire attention au lac, c’est en fait ta jeune sœur. Et elle vit à Goma.

-Oui.

-Et votre mère ? Vous avez de ses nouvelles ?

-Non. Aucune. Elle est surement décédée.

-Qu’est-ce qui te le fait croire ?

-C’était la seule issue possible pour elle.

-Tu m’intrigues là.

Comme beaucoup de Rwandais qui avaient fui leur pays après le génocide, ma mère, ma sœur et moi-même, nous nous sommes retrouvées à Kisangani après plusieurs semaines de marche. Nous n’avions rien. Maman avait tout laissé à Kigali et s’était enfuie avec nous au Congo.

-Et votre papa ?

-Je n’en sais pas grand-chose. Les souvenirs que je garde de lui sont ceux d’un bel homme qui nous promenait dans les rues de Kigali. Ma sœur sur ses épaules. Et moi à côté, ma main dans la sienne. Nous étions très heureux en famille. Mais un jour, papa est sorti. Et il n’est plus revenu. Nos voisins ont commencé à nous regarder bizarrement.

Deux fois, en revenant de l’école, nous avons trouvé des rats morts déposés au seuil de notre porte. Une autre fois, c’étaient des cancrelats. Beaucoup de cancrelats.

Le surlendemain, nous avons quitté Kigali. Ma sœur et moi, nous étions habillées comme si nous allions à l’école. Mais sur le chemin, maman nous a intimé l’ordre de ne rien dire et de la suivre. En fin de journée, nous étions déjà à Goma. Avec des personnes que je ne connaissais pas. Mais nous semblions constituer un groupe. Maman parlait aux autres dames. Mais elle ne nous disait rien jusqu’à ce que ma sœur a commencé à pleurer. Elle refusait de continuer de marcher. Maman nous a pris à part et nous a fait savoir que nous avions quitté chez nous et que nous n’y retournerions plus jamais.

Je ne l’avais pas remarqué. Mais Richard s’était mis à pleurer. Sans même m’en rendre compte, je l’ai pris dans mes bras comme ma mère l’avait fait au port.

Il s’est ensuite ressaisi.

-La personne qui vous a hébergé à Kisangani n’était donc pas votre papa.

-Non.

-Votre maman a obtenu qu’il vous élève en contrepartie de quelque chose. Et c’est pour éviter de payer cette contrepartie qu’elle vous a éloignées, ta sœur et toi.

-Nous étions très heureuses à Kisangani. Longtemps, j’en ai voulu à ma mère. Mais j’étais encore un enfant. Je ne pouvais pas comprendre ce qui se passait. Et je ne pouvais pas deviner ce que voulait dire la «règle immuable» qui revenait dans chacune de ses lettres que le grand monsieur lisait pour moi chaque mois quand nous sommes arrivés à Kinshasa. C’est quand j’ai réussi à entrer en contact avec ma sœur que j’ai commencé à comprendre toute l’histoire.

-Votre maman avait acheté quelques années de bonheur pour vous. Le prix était trop élevé. Elle ne pouvait pas payer.

-Tout a un prix, Richard. TOUT.

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