Sortir de la naïveté
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A la fin de la lecture de son «Dictionnaire amoureux de la géopolitique», on ne peut qu’avoir le sentiment qu’Hubert Védrine y fait un plaidoyer pour une Europe plus pragmatique et moins naïve dans un monde en plein bouleversement où l’ordre post-deuxième guerre mondiale est remis en cause.
Le livre a paru en 2021. La guerre en Ukraine n’avait pas encore commencé. Mais l’ancien ministre français des Affaires étrangères appelle déjà les Occidentaux à reconsidérer leur rapport avec la Russie.
J’ignore si c’est lié à leur éducation (essentiellement occidentale) ou si c’est également un héritage de la colonisation, mais on ne peut qu’être frappé par la naïveté d’une grande partie de l’élite intellectuelle et politique de l’Afrique, dans ses rapports avec le reste du monde.
La « communauté internationale»
A la moindre crise qui éclate dans un pays d’Afrique ou à la survenue du plus petit conflit entre États africains, c’est la «communauté internationale» qui est appelée à la rescousse. On croirait des enfants dans une cour de récré.
Intéressant de noter ce qu’écrit M. Védrine au sujet de cette «communauté internationale» :
«En réalité, les peuples du monde ne pensent pas les mêmes choses. Ils ne forment pas une ‘’communauté’’. Même s’ils veulent tous manger à leur faim, vivre en paix et en sécurité, ne pas être maltraités et protéger leurs enfants, ils n’ont ni les mêmes peurs, ni les mêmes souvenirs, ni les mêmes espérances.»
N’ayant donc ni les mêmes peurs, ni les mêmes souvenirs, ni les mêmes espérances, les peuples de la terre n’ont pas les mêmes intérêts.
Il est donc logique que chaque pays se construise et se projette dans l’avenir au regard de ses propres intérêts.
Il n’y a pas de raison qu’un pays crie à l’aide en direction d’une communauté internationale imaginaire pour résoudre une crise sécuritaire ou économique à laquelle elle fait face.
Et même si ce cri est entendu, il ne trouvera de réponse favorable qu’auprès d’États et d’entités qui trouvent un intérêt à intervenir.
Ce serait naïf de penser que les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Union européenne interviennent en Ukraine pour défendre des «valeurs». Il n’y a pas de valeurs qui tiennent. Leurs intérêts sont en jeu. Ils interviennent. C’est basique.
J’en entends qui s’interrogent publiquement pourquoi la «communauté internationale» ne se mêle pas de la crise dans l’Est du Congo comme elle le fait en Ukraine.
«L’intérêt unit plus que l’amour»
Première remarque. Et c’est la preuve qu’il n’existe pas de «communauté internationale». La Chine, l’Inde, la Turquie, l’Iran sont tout sauf alignés sur la position américaine sur ce sujet (comme sur beaucoup d’autres). La propagande voudrait que ce soit les pays totalitaires qui ne s’alignent pas sur la position des Occidentaux. C’est faux. L’Inde est une démocratie. Elle n’est pas parfaite. Mais c’est une démocratie au même titre que celle américaine qui n’est d’ailleurs pas parfaite.
Deuxième remarque. Dans les rapports entre nations, la question que l’on doit se poser pour comprendre les interventions d’un État est la suivante : «Qu’est-ce qu’il y gagne ?».
Vous direz que je suis cynique. J’en conviendrai. Mais j’ajouterai que, par définition, le cynisme et le calcul sont les moteurs des politiques étrangères de toutes les nations. Et ce, depuis les grands empires les plus lointains.
Il n’y a que les États d’Afrique qui ne l’ont pas compris. Ou font semblant de ne pas le comprendre.
Ces pays qui fanfaronnent et font la leçon à la terre entière sur des «valeurs» qu’il défendent sont les premiers à marcher dessus quand leurs intérêts sont en jeu.
La preuve ? Savez-vous que pendant qu’Ukrainiens et Russes sont en guerre, un conflit a éclaté dans le Caucase entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ? Il suscite beaucoup moins d’intérêts et fait moins parler de lui dans les médias occidentaux mainsteam. Pourtant, il y a là aussi des «valeurs» à défendre.
Je ne vous rappellerai pas la guerre en Irak menée pour défendre des «valeurs» que seuls Georges W. Bush et son administration connaissaient.
Bref, oublions cette histoire de «valeurs».
«Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts». Le dire n’est pas grossier. L’appliquer n’est pas du cynisme. C’est de la realpolitik.
Le «Dictionnaire amoureux de la géopolitique» d’Hubert Védrine parle du réalisme comme d’une «honnêteté intellectuelle : voir les choses comme elles sont». Pas comme on voudrait qu’elles soient.
Être réalistes, faire avec ce que l’on a
Le monde est une jungle.
«L’histoire est une longue suite d’invasions, de colonisations et de dominations des faibles du moment (pour des raisons multiples) par les forts du moment (pour des raisons multiples) pour des motifs et des prétextes changeants», écrit Hubert Védrine dans son dictionnaire.
Il faut faire avec. Comment ?
Déjà en étant réalistes. La notion d’indépendance absolue est aujourd’hui à oublier. Nous vivons dans un monde si interconnecté qu’il serait vain de vouloir être indépendant à tout point de vue.
Comme M. Védrine, je préfère parler «d’autonomie de décision». «Ce qui suppose avoir gardé ou recouvré une autonomie de pensée ».
Il n’y a pas de raison que l’élite africaine s’aligne sur des dogmes du FMI et de la Banque mondiale s’ils ne vont pas dans le sens des intérêts du continent et de ses habitants.
Il n’y a pas de raison qu’un État africain se sente obligé d’abolir la peine de mort pour se conformer au dictat d’un courant de pensée.
Il n’y a pas de raison que tous les États africains votent d’une certaine manière aux Nations unies parce qu’un groupe de pays a jugé que cela correspondait à leurs «valeurs».
Il y a quelques jours, la ministre des Affaires étrangères du Pakistan a accordé une interview au magazine français «Le Point». Intéressant entretien où Hina Rabbani Khar déclare notamment : «Nous rejetons le nouvel ordre mondial des bons et des méchants».
Les pays africains devraient désormais adopter la même attitude. Il faut tisser des partenariats avec les États dont nos intérêts convergent.
La Turquie nous donne actuellement une vraie leçon de realpolitik dans le conflit russo-ukrainien.
Ankara est un partenaire de Kiev. Le président turc a même condamné dès le début de la guerre une «injuste et illégale» agression russe. Et son pays poursuit les livraisons de drones Bayraktar TB2 à l’Ukraine.
Un équipement militaire qui, selon «Les Échos», s\’est avéré décisif pour repousser les colonnes de blindés russes aux premières semaines des combats.
Dans le même temps, Ankara- allié des États-Unis- n\’applique pas les sanctions économiques contre Moscou.
En plus, la Turquie est même devenue un refuge des entreprises russes frappées par les sanctions européennes.
C’est cela être réaliste. Ne jamais oublier où se trouvent ses intérêts. Ne pas prendre parti pour des raisons idéologiques ou affectives.
Les pays africains, et le Congo en particulier, devraient en prendre de la graine.
Face aux multiples problèmes qui se posent actuellement au Congo, il faut faire preuve de stratégie, de pragmatisme et de réalisme. Tisser des relations utiles avec des nations dont les intérêts sont convergents aux nôtres. Mais toujours garder son autonomie de décision, c’est-à-dire, décider de façon autonome ou avec des partenaires librement choisis.
Les alliés d’aujourd’hui peuvent devenir ennemis demain. Et inversement. Il faut donc constamment s’adapter. Anticiper.
«Si le prince doit n’avoir qu’une vertu, c’est celle d’être capable d’anticiper. En agissant lorsque les signaux sont faibles, il est aisé de prévenir les tempêtes. Une fois qu’elles sont déchaînées, il n’y a plus rien à faire. Mon ami Machiavel, dans Le Prince, le dit très clairement. Lorsqu’on prévoit le mal de loin, ce qui n’est donné qu’aux hommes doués d’une grande sagacité, on le guérit bientôt ; mais lorsque, par défaut de lumière, on n’a su le voir que lorsqu’il frappe tous les yeux, la cure se trouve impossible.»
J’emprunte à Hubert Védrine ce vœu, en l’adaptant à mon goût : que l’Afrique devienne machiavélienne ! Face aux soubresauts d’un monde chaotique, c’est le réalisme qui nous sauvera. Pas la «communauté internationale». Il est temps de sortir de la naïveté.
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