Sans l’amitié et la fraternité, la politique n’est rien
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Le dimanche, je suis resté devant le tweet du Pape pendant plusieurs minutes. Non pas parce qu’il était incompréhensible mais parce qu’il abordait une relation qu’il ne me vient pas toujours à l’esprit quand je pense la politique.
«L’indifférence est un cancer de la démocratie ; la fraternité fait fleurir les relations sociales», écrit François.
En règle générale, c’est dans les rapports interpersonnels que nous évoquons le plus souvent la question de l’indifférence. Quel rapport peut bien lier la démocratie à l’indifférence qu’éprouveraient les citoyens les uns envers les autres ? Qu’est-ce que l’empathie a à voir avec la démocratie ?
Le «curieux de naissance» – cette formule n’est pas de moi. Elle est du président Mobutu – que je suis s’est tout de suite mis à la recherche des réponses à ces questions.
«La philosophie, ce n’est pas de la théorie»
Dans une récente interview accordée à «Club Italie-France», la philosophe française Gabrielle Halpern dit au sujet de la philosophie :
«Non, la philosophie n’est pas réservée à une élite. La philosophie n’appartient d’ailleurs à personne… Ou elle appartient à tout le monde, elle est notre héritage et elle est notre avenir ! La liberté, l’amour, le temps, l’expérience, la mort, le bonheur, la douleur sont des questions universelles que tous les êtres humains se posent, à 5 ans, à 40 ou à 100 ans. Ce n’est pas de la théorie, tout cela, c’est la vie !».
J’aime lire les philosophes. Et je me désole souvent d’entendre dire autour de moi que les philosophes disent des choses incompréhensibles ou que leurs idées sont juste des théories élaborées par des personnes ennuyeuses que personne ne comprend.
Et de fait, c’est auprès d’un philosophe que j’ai trouvé les réponses aux questions suscitées en moi par l’interpellation du Pape François.
Dans sa «Morale à Eudème», Aristote écrit :
«L’objet principal de la politique en effet paraît être de créer l’affection et l’amitié entre les membres de la cité.»
Cela vous semble étrange ? Ecoutez plutôt l’argumentation du philosophe grec :
«L\’amitié n\’est qu\’une certaine disposition morale ; et si l\’on voulait faire que les hommes se conduisissent de manière à ne jamais se nuire entre eux, il semble qu\’on n\’aurait qu\’à en faire des amis, puisque les vrais amis ne se font jamais de tort réciproque. J\’ajoute que, si les hommes étaient justes, ils ne feraient jamais de mal ; et par suite, on peut dire que la justice et l\’amitié sont quelque chose ou d\’identique ou du moins de très-voisin.»
Convaincu ?
Gabrielle Halpern a repris cette idée d’Aristote dans une lettre ouverte qu’elle avait adressée à Gabriel Attal en janvier dernier alors que celui-ci venait d’être nommé Premier ministre en France.
«On pourrait prêter mille fonctions au politique, mais rien ne pourra être fait ni engagé s’il n’y a pas d’abord une amitié rendant possible l’envie d’un projet commun. Lorsqu’il est question de démocratie, c’est le rapport du peuple au pouvoir, et inversement, qui est pensé, mais n’est-il pas temps de penser les rapports des citoyens entre eux ? Il est là, le défi démocratique aujourd’hui !», note la philosophe française.
La politique, c’est le vivre-ensemble
Comme le Pape François, Gabrielle Halpern nous invite à revoir notre perception de la question politique.
La plupart du temps, lorsqu’il est question de politique, nous nous bornons à énumérer les griefs ou les reproches que nous faisons à l’Etat et à ses animateurs, les dirigeants politiques. Reproches souvent légitimes mais qui nous ont fait perdre de vue que la politique, c’est d’abord le vivre-ensemble. Une cité ne peut pas être correctement gérée sans un projet commun. Or, un projet commun nécessite une implication, un engagement et un dévouement des citoyens.
Des citoyens en rapport avec l’Etat et leurs institutions. Mais également en rapport entre eux. Si les deux parties de cette équation ne sont pas constituées, la politique est inutile. Et l’État inefficace.
En 1750, Jean-Jacques Rousseau faisait ce constat dans son «Discours sur les sciences et les arts» :
«Nous avons des physiciens, des géomètres, des chimistes, des astronomes, des poètes, des musiciens, des peintres ; nous n’avons plus de citoyens.»
Les siècles ont passé. Le constat reste d’actualité.
Gabrielle Halpern constate que «chaque élection, qu’elle soit locale, nationale ou européenne, fait rejaillir les corporatismes et les entre-soi, dans une lutte égoïste d’intérêts particuliers».
Cela est vrai en France. Ça l’est aussi au Congo.
Chacun d’entre nous exige désormais que ses conditions de vie soient meilleures. Présentée comme tel, la revendication n’est pas problématique. En revanche, si par «conditions de vie», un fonctionnaire entend la hausse de toutes ses primes alors qu’un autre fonctionnaire d’une autre administration ne peut pas en jouir, c’est problématique. Cette revendication-là devient un intérêt particulier.
L’intérêt général n’est pas la somme des intérêts particuliers
Et il est consternant de noter que désormais chaque groupe de citoyens veut absolument défendre ses propres intérêts particuliers. Et souvent au détriment des autres. Et donc, du vivre-ensemble.
C’est contre cela que Jean-Jacques Rousseau nous met en garde, en distinguant la «volonté de tous» et «la volonté générale» :
«Celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières».
Or, précisément, l’intérêt général n’est pas la somme des intérêts particuliers. C’est bien plus que cela.
Vous entendrez souvent un député congolais dont personne ne connaît précisément la rémunération tellement elle est indécente dire qu’au lieu de la rabattre, il faudrait plutôt relever tous les salaires. Oubliant que les maigres recettes qui finissent effectivement dans le Trésor Public congolais ne pourraient pas satisfaire à cette exigence. L’intérêt général n’est pas la sommes des intérêts particuliers.
Tant que nous n’aurons pas compris cela, le vivre-ensemble sera illusoire au Congo. Et la politique, un moyen de s’enrichir comme un autre. Les citoyens continueront de considérer les responsables politiques comme des parasites et des opportunistes, prêts à tout pour se remplir les poches.
Mais comme je l’ai écrit dans un autre billet de blog, la politique n’est pas inutile. Et l’engagement politique doit être pris au sérieux.
On s’engage en politique pour être utile à son pays. Pas pour être important. Et la politique est une chose sérieuse parce qu’elle a pour finalité de trouver les solutions les moins mauvaises aux problèmes les plus complexes de la cité.
C’est ici que la définition d’Aristote prend tout son sens. Comment faites-vous pour sortir votre ami d’embarras ? Ne remuez-vous pas ciel et terre ?
C’est ici que l’interpellation du Pape François prend tout son sens. Êtes-vous indifférent aux problèmes de vos amis ?
Les amis s’écoutent, se parlent. Ils sont loyaux. Ils sont disposés. Ils sont respectueux.
C’est ce lien-là qu’il faut recréer dans nos sociétés égoïstes où nous avons tôt fait d’oublier que sans lien social, il n’y a pas de politique possible.
Où au nom d’une prétendue liberté, nous avons bâti une société des egos plutôt que des égaux. Chacun derrière son écran de téléphone exigeant un respect qu’il n’est pas prêt à accorder à autrui. Chacun convaincu de ses certitudes et prêt à défendre ses propres intérêts et ceux des siens, oubliant qu’une société se doit de prendre soin de tous, en commençant par les plus vulnérables et les plus défavorisés.
Si nous étions amis et frères, nous accorderions une place grande importance à ces milliers d’hommes et de femmes qui ont parcouru des centaines de kilomètres dans le froid, la faim et la peur, fuyant la progression du M23 à travers le Nord-Kivu.
Si ces femmes, ces hommes et ces enfants sont nos amis, ne soyons pas indifférents à leur sort. Ils n’ont pas choisi de naître à Rutshuru, Nyiragongo ou Lubero.
Tant que nous ne serons pas capables d’envisager leurs problèmes comme étant nos problèmes à tous, nous ne ferons pas nation. La démocratie que nous réclamons à grands cris ne sera qu’un vain mot. Et la Nation dont nous arborons les couleurs lors des matches des Léopards ne sera qu’une abstraction.
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