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Réapprendre à vivre pour nous sauver de la submersion

Réapprendre à vivre pour nous sauver de la submersion

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«Submersion» de Bruno Patino est un excellent petit (par le volume, 111 pages) livre que je vous conseille de lire si, vous aussi, vous avez le sentiment diffus de ne plus dormir (ou de ne plus dormir correctement), de passer trois, quatre, cinq ou six heures par jour devant votre écran de téléphone portable, d’être abonné à des plateformes de streaming (audio ou vidéo) sans être capable de choisir dans la multitude de l’offre le titre ou la série qui vous convient, d’être obligé de pianoter sur votre smartphone dès que vous pensez n’avoir rien d’autre à faire, d’être en alerte constante pour ne pas louper les notifications incessantes qui illuminent votre écran chaque deux minutes (ou même moins), etc.

Burno Patino est journaliste. Il a notamment travaillé pour «Le Monde», France Culture et France Télévisions. Il est actuellement le président d’Arte, la chaîne franco-allemande.

«Nous avons perdu la nuit». Le livre commence fort. Bruno Patino confesse qu’il fait partie – comme vous aussi peut-être – de cette confrérie d’hommes et de femmes dont les yeux ne se ferment plus, «ceux pour qui la nuit n’est plus qu’une séquence hypnotique entre mauvais sommeil et connexion décevante».

Son téléphone portable dispose de 7 865 titres de musique, 2 300 épisodes de séries, 842 films, 529 livres en format numérique. Tout ceci à portée de pouces.

«Tout est là, et tout, c’est beaucoup trop», écrit Bruno Patino.

Son livre nous ouvre les yeux sur un impensé devenu une évidence à nos yeux. Une évidence qui est sur le point de nous submerger.

Le choix impossible

À force de répondre favorablement à des sollicitations numériques toujours plus alléchantes les unes que les autres, nous croulons littéralement sous le poids de l’offre numérique : messages, textes, images, vidéos, séries, films, morceaux de musique…

«La routine de nos nuques baissées nous fait oublier que l’économie de l’attention, fondée sur notre temps de présence face à l’écran et sur les réseaux, s’accompagne de poisons qui lui sont propres : trouble permanent de concentration, incapacité à laisser l’écran de côté, et sensation d’être rassasié de contacts avant même d’avoir adressé la parole à qui que ce soit», remarque Bruno Patino.

Les chiffres contenus dans son livre laissent songeurs. Nous touchons notre téléphone portable plus de 600 fois par jour. La moitié des habitants du Royaume-Uni passent plus de 11 heures par jour devant leurs écrans.

Les plateformes musicales accueillent chaque seconde un titre supplémentaire, chaque jour 100 000 nouveautés. Ce qui fait près de 37 millions de chansons en plus par an. De son côté, YouTube propose 500 heures de nouvelles vidéos chaque minute.

Derrière ces chiffres (ou plutôt devant – on s’y perd dans ce monde numérique où l’on fait croire aux usagers qu’ils sont les patrons, que ce sont eux qui décident), il y a vous et moi. Toute cette offre inonde nos écrans. Grands ou petits. Peu importe leur forme, nous avons de plus en plus de mal à nous en éloigner.

Asma Mhalla dont je vous ai parlé récemment explique bien ce piège dans lequel nous tombons trop facilement.

Les géants du numérique maîtrisent parfaitement cette économie de l’attention dont notre cerveau sert désormais de marché.

Mais il y a autre chose qu’ils exploitent à la merveille : notre lassitude. Qui peut choisir entre 80 millions de titres ? C’est pourtant l’offre de Spotify.

Évidemment, nous ne choisissions pas.

Bruno Patino rappelle une règle élémentaire que connaissent tous ceux qui ont un peu appris la psychologie humaine : plus l’offre est abondante, plus le choix est difficile.

«Nous avons l’impression que nous choisissons, mais nous ne choisissons pas», résume Patrick Haggard, chercheur en neurosciences, cité par Bruno Patino.

Mais qui choisit alors ? Les algorithmes. Las, nous avons délégué nos choix à des machines.

Pensez un peu. Chaque jour, c’est l’équivalent de 100 000 années qui sont regardées sur TikTok. Vous n’imaginez tout de même pas que les utilisateurs passent leur temps à choisir dans cette foultitudes de vidéos laquelle ils doivent visionner.

«Nous déléguons nos décisions à une formule mathématique qui calcule nos préférences à partir de nos données personnelles, qui ‘’prémâche’’ nos choix pour éviter la fatigue décisionnelle», note M. Patino.

La fiction plutôt que la réalité

Les BigTech accumulent depuis plus de vingt ans maintenant des données sur notre identité, nos goûts, nos relations, nos liens, nos humeurs, etc.

Ce sont ces données accumulées qui nourrissent les algorithmes qui nous suggèrent des titres, des vidéos, des séries, des films, etc.

C’est, à mon sens, l’un des plus grands dangers des outils numériques. Nous y laissons ce qui a toujours fait la saveur de la vie : son imprévisibilité.

Dans la vie de tous les jours, nous faisons des rencontres improbables, des lectures inespérées, des découvertes inédites du seul fait que la vie nous confronte quotidiennement à l’imprévu.

Un ami s’est marié avec une dame dont le véhicule avait percuté le sien. Après des jours d’échanges vifs en tête-à-tête puis au téléphone, ils avaient fait la paix, avant de se découvrir des affinités et bien plus encore.

Or, à rebours de la nature, les technologies numériques ont plutôt tendance à arranger nos «rencontres», nos «découvertes», en fonction de ce que nous apprécions déjà ou en fonction de ce qu’apprécient ceux que nous connaissons.

C’est la raison pour laquelle, nous avons de plus en plus tendance à rejeter les points de vue qui ne concordent pas avec notre «vérité». Quitte à nous couper de la réalité, seules nos impressions premières – renforcées par les interactions virtuelles basées sur nos préférences – nous servent désormais de boussole.

Ainsi, des millions de personnes peuvent se convaincre mutuellement que le président Biden n’a jamais été élu et qu’il a «volé» la victoire de Donald Trump avant que celui-ci ne revienne au pouvoir.

Cet exemple comme d’autres illustre le fait que la croyance n’est plus la conséquence à l’adhésion à un fait avéré.

On ne croit plus parce qu’on a été convaincu. On croit parce qu’on le veut. Le désir plutôt que le fait.

Les BigTech surexploitent nos désirs au point de nous convaincre d’en faire notre réalité.

«Voici venue la société de la fiction permanente. Le rapport au réel passe au second plan dans une existence passée à ‘’se la raconter’’ avec des gens qui, aussi, ‘’se la racontent’’», annonce M. Patino, reprenant le mot du réalisateur Éric Rochant : «la vérité devient une fiction comme un autre».

Redécouvrir la philosophie

C’est dans ce monde-là que nous vivons désormais. Celui où la réalité alternative a pris le pas sur la vérité.

Dans l’avant-propos de son livre, Bruno Patino nous avertit que «l’apocalypse n’est pas le sujet» de son ouvrage. Il fait œuvre utile. Car, l’auteur nous tend une perche. Son livre se termine par un appel au discernement, à la liberté et à la philosophie.

Pour sortir de la submersion qui nous guette, Bruno Patino ne propose pas de solution technologique comme certains le font actuellement.

«Le défi de l’humain face au réseau n’est pas de nature technologique mais plutôt philosophique», écrit-il.

Que faut-il faire ? S’isoler ? Non. «Le cloître est une illusion.»

Mais quoi donc ? Le discernement.

«Nous nous sommes efforcés de former des ingénieurs, il va nous falloir former des philosophes. […] Faire preuve de discernement va être notre viatique pour surfer la submersion et la rendre maîtrisable. Dans tous les domaines, à commencer par l’information et notre relation au réel. La notion est ancienne, son actualité et son devenir sont immenses. La capacité à distinguer les choses en faisant travailler son esprit et ses sens au-delà de l’intuition première, au-delà du ressenti initial et subjectif de l’expérience individuelle, a nourri la démarche cartésienne […]. La sagesse et la philosophie, la pause et le silence sont et seront, bien au-delà de la technique, les forces qui permettent de maîtriser les possibilités extraordinaires du réseau pour les tourner à notre avantage.»

Bruno Patino a osé le mot : philosophie.

Dans notre monde hyperconnecté, nous avons presqu’oublié que les tourments qui travaillent nos sociétés sont rarement nouveaux : l’amour, la mort, la finitude, la déception, la trahison, les passions. D’autres avant nous y ont été confrontés et ont tenté d’apporter des réponses. En tout cas, ils y ont réfléchi.

La philosophe Gabrielle Halpern note dans une interview qu’elle a accordée à Club-Italie France :

«Nous avons beau développer les technologies les plus sophistiquées et déployer un monde qui n’a plus grand-chose à voir avec celui de Platon, de Kant ou de Rousseau, nous demeurons face aux mêmes interrogations sur la vie, sur la souffrance, sur notre relation à nous-mêmes et aux autres, sur le bonheur, sur la mort ou sur le mal. Ces questions sont insolubles, ou plutôt il appartient à chaque génération d’y réfléchir et à chacun d’entre nous, philosophe ou non, de s’y confronter.»

Telle est l’importance de la philosophie. Non pas qu’elle donne des réponses à des questions difficiles. Non. Elle nous invite à y réfléchir. Tout le temps. Car, en ce bas monde, il n’y a pas de réponse définitive aux problèmes des humains.

Pour faire face à la submersion, nous devons désormais prendre le temps de nous poser (souvent) pour pouvoir se poser quelques questions (essentielles), réfléchir à nos engagements (virtuels), à nos interactions (pressantes), aux innombrables sollicitations dont nous faisons l’objet, réapprendre à ne rien prendre pour argent comptant, respecter le temps de la nature, lent mais efficace.

«S’allonger sur l’herbe, espérer le dénuement de l’esprit, écouter sa propre respiration et celle des autres, accepter la couleur décevante d’un ciel et de nuages dont l’empreinte sur la rétine n’est plus modifiée par les filtres Instagram, s’émerveiller des changements de formes dus au vent, accueillir les marques des heures et du temps qui passe», nous conseille Bruno Patino.

Cette submersion qui nous menace est peut-être l’occasion de réapprendre peu à peu ce que la modernité nous a désappris, la vie.

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