«Quand l’oiseau disparut…»

Au lycée Mokanda, les cours commencent à 7h30. Mais Makasu arrive généralement à l’école à 6h15. Arriver en avance sur l’heure est une habitude chez lui. Même pour ses rendez-vous galants, il arrive trente minutes avant l’heure prévue. C’est ce qui avait fait dire à Washington après leur séparation : «la ponctualité est la politesse des infidèles».

Entre 6h15 et 7h15, assis dans la salle de professeurs de son lycée, Makasu repasse une dernière fois en revue les leçons de la journée. Ensuite, il tire un livre de son gros cartable. Généralement, un roman. C’est cette lecture qui le conduit jusqu’à l’heure du cours.

Kepa a déjà remarqué la routine de l’enseignant. Elle arrive au lycée à 6h00. Elle est censée nettoyer les bureaux des enseignants et des responsables de l’établissement scolaire avant 7h00.

Engagée depuis six mois, elle a tout de suite remarqué ce jeune enseignant qui arrive à l’école avant tous ses collègues et qui passe la majeure partie de son temps libre à lire.

Makasu aussi l’a remarquée. Ses «Bonjour Monsieur», «Je vais bien, Monsieur» et «S’il vous plaît, Monsieur, je voudrais nettoyer la salle» sont devenus comme un rituel matinal.

Un jour, la jeune demoiselle essaie d’entamer la conversation.

-Qu’est-ce que vous lisez ?

-Un roman.

-Alan Paton ? Je ne le connais pas.

–C’est un écrivain sud-africain. Il écrit bien.

-L’histoire parle de quoi ?

-Ce serait dommage que je vous relate la trame. Je vous l’offrirai. L’histoire vous plaira.

C’est ainsi que Makasu fait la connaissance de Kepa, 23 ans, mère célibataire qui élève seule Barack, un fils issu d’une union éphémère avec son enseignant de Statistiques à l’Université de Kinshasa.

Comme Makasu, elle aime lire.

-Mais je lis de moins en moins. Plus petite, je pouvais dévorer quatre romans en un seul mois. Maintenant, avec le gosse et les deux boulots que je cumule, ce n’est plus évident.

-Vous avez deux boulots ?

-Élever seule un enfant, c’est très difficile. Tout coûte cher à Kinshasa. Je ne vous apprends rien. Loyer, alimentation, transport, santé. Je n’ai pas eu beaucoup de choix.

-Je vois. Et que faites-vous d’autre ?

-Je suis serveuse dans un bistrot, le soir.

-Et vous travaillez jusque tard ?

-Ça dépend de l’affluence. Certains jours, notamment en week-end, je termine à 1 heure du matin.

-Votre vie ferait un bon roman.

-Je sais. Mais c’est plus agréable à lire qu’à vivre.

-Désolé pour la blague.

Deux mois après sa promesse, Makasu tient parole.

-Oh, merci ! Vous avez tenu parole.

-Je suis un homme de parole.

-Difficile de croire un homme sur parole. Mais j’apprécie beaucoup. Un livre, c’est le meilleur cadeau pour moi.

Kepa est très touchée en recevant des mains de Makasu «Quand l’oiseau disparut…». C’est son papa qui lui a transmis le «virus de la lecture». Dès qu’elle a su lire, son père a commencé à lui offrir des romans.

Pour son vingtième anniversaire, il lui avait offert «Belle du Seigneur» d’Albert Cohen. C’était le dernier.

Juste avant le début des examens, Kepa- alors étudiante de troisième année graduat Mathématiques- constate qu’elle est enceinte. Depuis trois mois, elle a une liaison avec son enseignant de Statistiques. Rigobert lui annonce tout de suite son intention de se présenter à sa famille et lui promet que le mariage aura lieu très vite.

Mais juste après la session d’examens, elle perd la trace de l’enseignant. Après deux mois à «courir comme une folle» à la recherche de son amoureux, la jeune étudiante réalise qu’elle a été trompée. Rigobert avait une famille en Allemagne. Il est rentré vivre à Hambourg où il est également enseignant.

Les rêves de la jeune fille sont brisés. Informé, son père décide de ne plus financer ses études, malgré les supplications de sa mère.

Aujourd’hui, Kepa dit comprendre la déception de son père.

-Je ne lui en veux pas. Je l’ai beaucoup déçu. Il croyait tellement en moi. J’étais la plus brillante de ses enfants. Sa déception a été à la hauteur de son espoir d’avoir une fille qui réussit sa vie grâce aux études et au travail.

-Vous continuez à vous parler ?

-Quand Barack est né, seule maman est venue à l’hôpital. Il n’a jamais vu son petit-fils. Un jour, je suis allée à la maison pour le lui présenter. Quand il m’a vu entrer dans la parcelle, il est allé se changer et il est sorti.

-Je suis vraiment désolé.

-Ce n’est rien. Comme je te l’ai dit, je ne lui en veux pas. Tout ce que je veux à présent, c’est donner la meilleure vie possible à mon fils. Finir mes études. Et travailler dans une grosse boite. Je sais que j’ai commis des erreurs dans ma vie. Mais je ne veux pas que mon passé puisse me condamner. Je vais remonter la pente et rendre fier mon père et mon fils.

-Je suis d’accord avec toi. Contrairement au lieutenant Pieter, toi tu n’es pas condamnée.

La jeune femme éclate de rire. Elle a ri haut. Les enseignants qui faisaient semblant de travailler sur leurs notes lèvent les yeux de leurs copies et fusillent les deux bavards du regard.

Kepa quitte la salle de profs. La cloche a sonné. Il est 7h30. C’est l’heure des cours au lycée Mokanda.

Le lieutenant Pieter est le personnage principal de «Quand l’oiseau disparut…». Très admiré dans sa ville, il a été élevé à la dure par un père puritain, descendant des colons hollandais dans une Afrique du Sud en plein apartheid où la loi interdit toute liaison entre blancs et noirs. Pris au piège d’un mariage où il se sent incompris, Pieter va chercher auprès de Stéphanie, une prostituée noire, ce qu’il ne trouve pas chez sa femme Nella. Dénoncé par le sergent Steyn qui le déteste, Pieter connaît la déchéance. Et sa famille avec lui.

Kepa a adoré le roman.