«Pour se nourrir, il faut produire»
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Afin de stopper la propagation du Coronavirus, de nombreux pays ont décidé de réduire une partie de leurs activités. Certains ont même mis en place des mesures de confinement total ou partiel de leur territoire national. Seul le télétravail ainsi que des métiers dont la vie du pays ne peut se passer continuent de permettre d’entretenir l’activité économique. Ces décisions, chacun le sait, auront un impact grave sur l’économie du monde. Pour le moment, ce n’est pas ça l’urgence. Mais viendra un moment où, gérer la crise économique occasionnée par la crise sanitaire va occuper tous les esprits de la planète. Dans un intéressant article publié récemment, l’ancien parton du Fonds monétaire international (FMI) Dominique Strauss-Kahn y revient abondamment.
Un scandale !
«Avec une partie de la force de travail confinée pour une durée indéfinie, il est inévitable que la production chute. Des entreprises vont réduire leurs effectifs, d\’autres vont fermer. Ces emplois-là sont perdus, sans doute pour assez longtemps», écrit l’économiste français, ajoutant :
«Aux États-Unis, il n\’aura fallu que quinze jours pour que près de dix millions d\’Américains se retrouvent au chômage. En Europe, 900 000 Espagnols ont déjà perdu leur emploi. En France, l\’Insee [NDLA : Institut de la statistique et des études économiques] estime qu\’un mois de confinement devrait nous coûter trois points de PIB. Nul n\’est épargné.»
En effet, nul n’est épargné. Même pas les pays «fragiles» comme la RDC.
«Pour les pays les plus fragiles, la pandémie s\’annonce catastrophique. Un certain nombre d\’exportateurs de matières premières, et au premier plan les producteurs de pétrole, entrent dans la crise avec un niveau insuffisant de réserves en devises. Le prix du baril est passé sous les 20 dollars, et celui du cuivre, du cacao et de l\’huile de palme s\’est effondré depuis le début de l\’année. Pour les pays bénéficiant largement d\’envois de fonds depuis l\’étranger, 2020 pourrait voir la consommation et l\’investissement se contracter violemment», annonce l’oracle.
La RDC fait partie de ces pays qui sont entrés dans cette crise avec «un niveau insuffisant de réserves en devises».
Comment alors dans ces conditions financer le milliard de dollars américains d’importation de produits alimentaires que le pays dépense chaque année ? La crise est inévitable.
Mais comment en est-on arrivé là ? Dépenser «un pognon de dingue» (pour reprendre l’expression du président Macron) pour importer de la bouffe. C’est simple. Alors que le pays possède un potentiel de 80 millions d’hectares de terres arables, seules 10% sont exploitées. Un scandale !
A l’occasion de cette crise, le pays va peut-être redécouvrir une chose simple qu’il a eue le tort d’ignorer trop longtemps : «pour se nourrir, il faut produire». Je dis peut-être parce que je n’y crois pas beaucoup. La crise financière de 2008 aurait déjà dû attirer notre attention sur le fait que produire des matières premières ne peut pas constituer la principale source de revenus d’un pays comme la RDC. Mais j’y reviendrai plus loin.
Le potager de «Tonton Matthieu»
Par commodité, par paresse, par renoncement et par aveuglement, nous avons ignoré depuis trop longtemps ce principe simple et basique : produire pour se nourrir.
Je me souviens de mon oncle Matthieu qui entretenait un potager dans notre parcelle familiale à Kimbanseke à Kinshasa quand j’étais plus jeune. Feuille de manioc, feuille de patate douce, épinard, oseille, aubergine et autres n’y manquaient pas tout au long de l’année. Nous mangions bien. «Bio», comme on dirait aujourd’hui.
Le départ de «Tonton Matthieu» de la maison familiale a sonné le glas de ce potager et avec lui, notre alimentation riche et variée et l’équilibre financier de la famille. Le potager délaissé, c’était le temps de la disette.
A l’image de notre «Tonton Matthieu» et son potager, le Congo aussi a eu une agriculture digne qui nourrissait le pays et ses habitants. Des produits agricoles quittaient les centres de production vers les grands centres de consommation grâce à un réseau routier, fluvial et ferroviaire en bon état.
Hélas ! Le pays a perdu son «Tonton Matthieu» et sa capacité à «produire pour se nourrir».
Des régions comme le Kasaï connaissent des taux de malnutrition élevés. Des millions de personnes ne mangent pas à leur faim. Le pays s’est mis à tout importer : pommes de terre, oignons, bananes. Par bonté, je ne parlerai pas de ces produits surgelés importés et consommés avec gourmandise dans certaines villes du pays.
La RDC dispose pourtant des bras (la population est en majorité jeune et non employée) et du savoir-faire.
L’élevage de Pépé
Quand l’ancien président Mobutu décide d’autoriser l’exploitation artisanale des minerais, c’est la ruée vers les zones minières du pays.
Les enseignants délaissent même les salles de classe pour chercher fortune dans les mines de diamant et d’or. Des familles entières se déplacent vers les zones d’exploitation. Quand ces dernières vont épuiser leurs ressources, les plus courageux (ou les plus téméraires, si vous voulez) ont traversé les frontières pour rejoindre des pays comme l’Angola d’où ils sont régulièrement l’objet d’expulsions brutales.
Enfant, j’entendais souvent des parents de mon quartier raconter leur désarroi de ne pas avoir les nouvelles de leurs enfants partis chercher fortune en Angola.
«Bana Lunda». C’est comme cela qu’on les appelait. Je ne comprenais pas très bien ce que j’entendais des récits rapportés à l’époque par des grands-frères du quartier qui y revenaient. Aujourd’hui que je suis journaliste au Kasaï, j’ai compris. La province de Lunda Norte en Angola est très riche en diamant. De nombreux jeunes Congolais y sont allés chercher fortune. Ils y ont fondé des familles et mènent une vie plus ou moins normale. Jusqu’à ce que les autorités angolaises leur rappellent qu’ils ne sont pas chez eux et qu’ils doivent repartir, bagages en main. Ce qui donne lieu à des opérations d’expulsion brutales qui font de nombreux morts.
Alors que des jeunes de mon quartier de Kimbanseke quittaient le pays pour l’Angola, à l’autre bout de la ville, mon grand-père – le père de «Tonton Matthieu» – occupait tranquillement ses vieux jours en faisant de l’élevage. Des chèvres, des lapins, des poules. Il n’en manquait pas dans la résidence familiale.
Quand on y allait avec maman pour les vacances, on était tout heureux. C’était la fête dans l’élevage de Pépé.
Comme le potager de «Tonton Matthieu», l’élevage de Pépé aussi a disparu. Personne pour reprendre la suite. Le vieil homme en avait suffisamment fait.
C’est cela aussi l’histoire de notre pays. L’histoire d’un renoncement collectif. L’histoire de toute une génération qui a succombé à la tentation de l’enrichissement immédiat que faisait miroiter l’exploitation minière, sacrifiant le travail de la terre et, avec lui, l’indépendance alimentaire du pays.
A la fin, nous n’avons rien eu. Ni l’enrichissement immédiat ni l’indépendance alimentaire.
J’en croise encore – quand je suis en vacances à Kinshasa – ces grands-frères du quartier qui étaient allés chercher fortune en Angola. Ils ne me semblent pas en avoir trouvé.
Le Congo, non plus. Cette supposée richesse du sous-sol avec laquelle on nous rabat les oreilles depuis je suis enfant n’a jamais développé une seule ville du pays. Depuis que je travaille à Kananga, j’ai eu à me rendre à Tshikapa et à Mbuji-Mayi, deux villes où l’exploitation artisanale du diamant a longtemps occupé des milliers de jeunes. Le souvenir que j’en garde, je le raconterai dans un prochain billet. Je peux déjà vous dire qu’autant je pense au potager de «Tonton Matthieu» et à l’élevage de Pépé avec nostalgie et bonheur, autant la vue de Tshikapa et Mbuji-Mayi m’inspire colère et indignation.
*Illustration : un marché à Kananga à proximité de la gare centrale. Photo Joël Bofengo.
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