Non. Ce n’était pas mieux avant
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Les débats houleux sur la réforme des retraites actuellement en discussion à l’Assemblée nationale française ont fait dire à certains commentateurs que la violence des échanges, les invectives, c’était inédit. Certains déplorent la turbulence des députés de la «France insoumise», notamment. Le sénateur Hervé Marseille de l’UDI a même osé dire que la chambre basse du Parlement français prenait des airs de «camps de gitans».
«Libération» a posé la question à quelqu’un qui s’y connaît, en débat parlementaire. Jean-Louis Debré- qui a été longtemps proche de Jacques Chirac- a dirigé l’Assemblée nationale française de 2002 à 2007.
Alors, l’Assemblée nationale est-elle plus ingérable que jamais ? Beuh, non!, à en croire M. Debré.
«Arrêtons l’hypocrisie, assène l’homme de droite, il n’y a absolument rien de nouveau. L’histoire de l’Assemblée, pour ceux qui la connaissent, déborde de débats houleux où les députés s’affrontent directement avec des invectives et parfois des coups. Le nombre de fois où il a fallu faire descendre les huissiers pour protéger les ministres au premier rang…»
Le passé comme refuge
Si on ne peut être que d’accord avec Jean-Louis Debré, cette discussion sur la qualité des débats à l’Assemblée nationale française met en exergue quelque chose qui est dans l’esprit du temps.
Le dépit, la colère, l’abandon, le sentiment d’impuissance nous conduisent souvent à chercher dans le passé le souvenir lointain d’un temps où les choses étaient meilleures. C’est un exercice très banal chez les humains. Presque naturel.
Le passé et l’ailleurs, toujours plus éloignés et, donc, plus insondables et plus méconnus, ont de tout temps été les meilleurs refuges pour l’esprit humain en quête de réponses aux questions qui taraudent son existence.
Aujourd’hui, j’en entends encore regretter le régime du Maréchal Mobutu ou même la colonisation belge : «A l’époque de Mobutu, l’argent circulait», «On mangeait bien», «Quand les Belges étaient là, il y avait de l’ordre».
Le passéisme n’est ni une spécificité congolaise (zaïroise) ni un trait de caractère des Français- reconnus râleurs. C’est un réflexe humain, aussi vieux que le monde.
Lucien Jerphagnon, professeur émérite des Universités, membre de l’Académie d’Athènes, historien et philosophe, y a consacré un bel ouvrage qui revient sur «trente siècle de ronchonnements, de regrets lancinants, d’appréhensions» et qui commente «les plus belles perles du pessimisme générationnel». «C’était mieux avant…» a paru en 2022.
Dans la littérature et dans l’histoire de la pensée, on retrouve d’innombrables allusions à un passé qui serait meilleur.
On peut ainsi lire dans «Poetae minores» (v. 178-182.) de Valerius Caton : «Est-ce ma faute si nous n’en sommes plus à l’âge d’or ? Il m’aurait mieux valu naître alors que la Nature était plus clémente. Ô sort cruel qui m’a fait venir trop tard, fils d’une race déshéritée !».
Ou encore les lamentations de Juvénal, dans ses «Satires»(v. 69-70) : «Déjà du temps d’Homère notre race baissait. La terre ne nourrit plus aujourd’hui que des hommes méchants et chétifs».
Biais de négativité
«France Culture»- radio que j’écoute de plus en plus et dont je vous conseille les podcasts- a consacré un bel article à ce phénomène.
Le psychologue Serge Ciccotti qui y est interrogé explique qu’il existe deux raisons principales à cet effet «C’était mieux avant» : dans le présent, nous sommes plus sensibles au négatif qu’au positif tandis que la mémoire, en revanche, retient le positif et oublie le négatif.
C’est ce que les psychologues appellent le biais de négativité.
En temps normal, l’être humain est plus affecté par les mauvaises nouvelles que par les bonnes et voit plus les défauts que les qualités.
Tout le monde peut l’expérimenter : les conjoints qui passent leur temps à se rappeler leurs défauts plutôt qu’à profiter de leurs qualités respectives, les citoyens qui regrettent des dirigeants passés dont ils oublient trop vite les travers et les fautes, les parents qui se plaignent de laisser à leurs enfants un monde pire que celui dont ils ont hérité (oubliant que leurs propres parents pensaient déjà la même chose), etc.
Le biais de négativité (comme les autres biais) obstrue notre vision et nous empêche de regarder la réalité telle qu’elle est.
Il suffit de regarder autour de vous et questionner sérieusement le passé pour vous rendre compte que malgré les problèmes actuels de l’humanité, nous vivons aujourd’hui beaucoup mieux que par le passé.
C’est en tout cas ce qu’a fait l\’historien des sciences et philosophe Michel Serres dans son excellent essai «C\’était mieux avant», paru en 2017.
Avant, écrit-il, «les usines sans contrainte, répandaient leurs déchets dans l\’atmosphère, ou la mer, ou la Seine, le Rhin ou le Rhône», avant «on ne connaissait pas les antibiotiques, on mourait de vérole ou de tuberculose», avant, il n\’y avait pas de soins palliatifs, avant «les chambres à coucher restaient glaciales tout l\’hiver».
Chacun peut compléter la liste. Avant, la lèpre était considérée comme une malédiction.
Et pour ceux qui se souviennent du président Mobutu avec regret, rappelez-vous qu’on avait peur de le critiquer même en famille. La légende disait qu’il avait des oreilles partout.
Avant, ce n’était ni mieux ni pire
Édouard Philippe et Gilles Boyer- dont j’apprécie particulièrement l’écriture- ont les mots justes face à cette vague «C\’était mieux avant».
Dans «Impressions et lignes claires», ils écrivent :
«Nous nous sommes pourtant juré de ne jamais affirmer que ‘’c’était mieux avant’’, parce que tous ceux qui le disent, à tel ou tel propos, nous plongent dans le plus profond désarroi. Michel Serres a écrit un essai aussi bref que convaincant pour écarter cette idée farfelue. Nous nous inscrivons volontiers dans cette logique. Ce n’était ni mieux ni pire, c’était simplement différent.»
Sans les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu, le monde était effectivement différent. Mais pas forcément meilleur.
Il apparaît de plus en plus clairement aux yeux des usagers que les réseaux sociaux deviennent au fil des années l’exact contraire de ce qu’ils étaient censés être.
L’addiction. L’hystérie. La libération de la parole irréfléchie. L’émotion à fleur de peau. Chacun a listé tout ce qu’il n’aime plus sur les réseaux sociaux. Au-delà des questions comme la protection des données, il y a comme un malaise quand nous ouvrons tous les jours ces espaces qui dévorent nos vies et s’accaparent de notre temps.
Si on peut être d’accord avec ce constat, on ne peut que réfuter l’idée d’un monde d’avant où les gens discutaient calmement. Sans mauvaise foi. Sans esprit de parti. Sans prétention. Sans tout ce que, faute de recul, nous attribuons faussement à l’arrivée des réseaux sociaux.
Ce monde-là n’a jamais existé. En tout cas, pas comme l’exact opposé de celui auquel nous sommes confrontés.
Les mêmes outils qui permettent à la fois de prier, travailler, draguer, intimider, menacer et apprendre finissent forcément par poser question. Et semer la confusion. Dans les esprits, d’abord, puis dans la communauté.
Mais s’ils occasionnent beaucoup de confusions, de malentendus et de cohue, ils n’en sont pas responsables. Les responsables, c’est nous. Un outil ne sera jamais qu’un outil. Le couteau qui est utilisé pour dépecer un morceau de viande peut également causer la mort. Il n’en est pas la cause.
Dans ce monde- ni meilleur ni pire que celui d’avant- où seule la vitesse tient lieu d’équilibre, il est donc question d’interroger la place de l’humain. Ses aspirations. Ses inquiétudes. Ses peurs. Ses ambitions. Ses espoirs. Non pas pour en tirer une nostalgie trompeuse pour un passé fantasmé mais pour trouver des réponses aux problèmes de notre temps avec les moyens dont nous disposons.
Car, comme conclut l’article de «France Culture», tout tend à prouver que cette nostalgie du passé témoigne surtout de l\’espérance d\’un avenir meilleur.
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