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Mes amis, les bouquinistes

Mes amis, les bouquinistes

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-Vous en avez sur De Gaulle ?

-Jetez un coup d’œil à celui-ci.

Le monsieur me tend un exemplaire de «Mémoires de guerre» de Charles de Gaulle. Bingo ! Je le cherchais depuis un moment. Commence alors le marchandage. Avec moi, il n’est jamais long. Un bouquiniste me l’a déjà fait remarquer. Il expose ses vieux bouquins à l’une des sorties des Galeries présidentielles à Kinshasa. Je fréquente le lieu depuis quinze ans maintenant.

-Ce que j’aime avec vous, ce que vous connaissez la valeur des livres. Vous ne marchandez pas juste pour obtenir le prix qui vous convient le mieux.

En souvenir de Raph…

Mes premiers livres, je les ai trouvés dans l’une des malles de mon père qui en contenait tellement. C’étaient des vieux livres. Certains avaient même déjà perdu plusieurs pages rongées par des insectes.

Quand je commence à travailler, c’est tout naturellement que je me jette sur ces vieux bouquins étalés sur les avenues de la Gombe. En 2011, avec 5 000 francs congolais, je pouvais m’en procurer trois ou quatre de bonne qualité.

C’est ainsi que j’ai acheté «La tragédie du président». L’excellent récit de Franz-Olivier Giesbert sur la longue vie politique de Jacques Chirac. C’est le livre que j’ai le plus relu dans ma vie. Il m’a accompagné à Kananga et à Beni.

Tourner et retourner les pages jaunies de ce livre usé me rappelait Raph. Ses lunettes à peine posées sur le nez. Les jambes croisées. Les yeux ne quittaient le livre que pour regarder la personne à qui il souriait parce qu’elle faisait un peu trop de bruit. Il reprolongeait aussitôt dans sa lecture.

Dans «Mohican», Éric Fottorino fait dire à l’un de ses personnages, «quand ton fils devient adulte, fais-en un frère».

Pendant ses derniers jours, Raph était devenu mon ami. Il me parlait comme on parlerait à un ami.

«Je n’ai pas étudié comme vous. Tout ce que je sais, c’est la vie et la lecture que me l’a appris», aimait-il à dire.

Il n’était jamais allé à la fac comme ses enfants mais papa parlait du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis avec une telle précision.

-Malcom X est violent. Il m’énerve…

-Est-ce que tu l’as lu ?

C’est auprès de papa que j’ai appris qu’il ne fallait juger de rien tant qu’on n’a pas fait l’effort de comprendre et d’analyser. Et bien souvent après avoir lu, on nuance. Malcom X comme tous les humains qui s’en donnent les moyens a connu une évolution intellectuelle. A la fin de sa vie, il n’était plus tout à fait le jeune homme vindicatif de ses débuts.

Le juste prix

C’est parce que la lecture transforme un homme et le rend prêt à la liberté que déambuler parmi les bouquinistes de Kinshasa est devenu mon passe-temps favori.

-Celui-ci est à 10 dollars. Je n’irai pas plus bas.

-Tenez !

-Vous n’essayez même pas de marchander. Moi, je bluffais.

Pas moi. «Je serai celui-là» est un chef-d’œuvre monumental. C’est le deuxième volume de la biographie que Max Gallo a consacrée à Victor Hugo. Je vous en ai déjà parlé ici.

Max Gallo nous fait passer de la chaleur des bancs de l’Assemblée nationale française à la fraicheur des côtes anglaises de Guernesey. Avec lui, on lit notamment les correspondances de Victor Hugo. En 1853, son éditeur Hetzel perd sa fille. Il lui écrit :

«On n’a rien à dire à ces douleurs-là. Je le sais, moi qui les ai éprouvées il y a dix ans et qui, au bout de dix ans, sens au fond de mon cœur la plaie saignante comme le premier jour. Il y a des parties de moi-même qui sont ensevelies dans la tombe de ma fille ; elles ne sont pas mortes, mais elles vivent là. Depuis dix ans, je n’ai pas fermé les yeux, le soir, sans adresser à ma fille ma prière à Dieu.»

Combien êtes-vous prêts à payer pour lire cette plume ?

A force de se côtoyer, les bouquinistes me connaissent. Quand j’arrive, ils commencent par me présenter un livre sur De Gaulle, Churchill, Obama, Chirac, Mitterrand ou Mobutu. Quand je repousse leurs propositions pour me pencher moi-même et découvrir ce qui est étalé sur la bitume chauffée par le soleil de Kinshasa, ils me désignent Sartre ou Freud.

Cette année, j’ai décidé de les surprendre. Je lis plus de romans que d’essais. C’est la première fois que ça m’arrive.

«J’aime la vie», de Christine Arnothy que je lis en ce moment, je l’ai acheté chez les bouquinistes qui étalent leurs bouquins devant le bâtiment des Lignes aériennes congolaises à la Gombe.

C’est le genre de livre que j’achète sans savoir sur quoi je vais tomber au fil des pages. Je ne suis pas déçu. Je n’ai pas été déçu non plus de lire «L’Arracheuse de dents» de Franz-Olivier Giesbert, acheté auprès du même bouquiniste.

De belles trouvailles

Mon épouse estime que j’achète «trop» de libres. Ma sœur, aussi.

Elles ignorent que sur mon ordinateur portable, il y a un fichier Word d’une dizaine de pages que j’actualise constamment avec de titres de livres que je compte acheter. Ce matin, j’en ai ajouté un nouveau.

On me demande souvent comment je choisis mes lectures.

La majeure partie de livres que je lis sont des prolongements des lectures antérieures. C’est en lisant «Le dictionnaire amoureux de la géopolitique», d’Hubert Védrine que j’ai découvert «Vers la guerre», de Graham Allisson. Et dans «Vers la guerre», j’ai découvert «De la guerre», de Clausewitz.

C’est ainsi que je passe d’un livre à un autre, en cherchant à approfondir mes connaissances sur une question ou une thématique particulière.

Lire est le meilleur moyen pour apprendre à lire. Plus on lit des livres, plus on se découvre l’envie d’en lire davantage. C’est un cercle vertueux.

Les autres livres que j’achète, c’est sur Internet et dans les médias que je le découvre. Le journaliste que j’ai été a gardé ses réflexes : lire la presse tous les jours, écouter des podcasts, suivre sur les réseaux sociaux des intellectuels et personnalités politiques qui expliquent le monde d’aujourd’hui et pensent celui de demain. C’est ainsi, par exemple, que j’ai découvert l’ambassadeur Gérard Araud dont je vous ai déjà parlé ici.

«Henry Kissinger, le diplomate du siècle» et «Nous étions seuls» sont deux remarquables ouvrages pour qui s’intéresse aux questions internationales.

Enfin, il y a le hasard. Ces bouquins que je choisis parmi cent autres étalés quelque fois à même le sol, sans en connaître ni l’auteur ni le contenu. Autant vous dire tout de suite que ni la première couverture ni le résume de la quatrième de couverture – que je ne lis jamais – ne déterminent mes choix. Je me laisse aller à l’instinct. Je suis rarement déçu.

«Dans la nuit de New York», acheté à Kintambo Magasin, «François», trouvé dans un tas de livres en désordre au rez-de-chaussée des Galeries présidentielles, et «J’aime la vie» ont été de belles trouvailles.

«Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples», écrit le Général de Gaulle dans ses «Mémoires de guerre» que je citais au début du texte.

C’est également avec des idées simples que je me rends chaque semaine auprès de mes amis, les bouquinistes.

J’ignore sur quoi je tomberai la prochaine fois que j’irai les voir. Mais je sais que l’homme que je suis aujourd’hui doit beaucoup à toutes ces lectures qu’ils ont rendu possibles. Et pour cela, je leur serai éternellement reconnaissant.

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