Ma chère mère
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-Où est Jessica ?
-Elle est sortie depuis midi.
-Comment ça, elle est sortie ? Je ne l’ai pas vue à la paroisse.
-Elle a laissé ceci pour vous.
Marguerite tend à la mère de Jessica une enveloppe qui semble contenir une lettre. Marguerite. C’est l’autre «maman» de Jessica. Elle connait la jeune dame depuis qu’elle est venue au monde. C’est elle qui la gardait quand la mère avait repris précipitamment le travail quelques mois après la naissance de son enfant. Elle a été la gouvernante de tous les enfants Kabemba.
Alors que toute la famille avait déjà quitté la maison et était en route pour Saint Albert, la paroisse où était organisée la messe dite à l’occasion du 40e jour après le décès du père de Jessica, cette dernière, restée pour -officiellement- s’occuper du repas des invités après la messe, prend Marguerite par le bras et l’emmène dans sa chambre.
-Ecoute. Tu as sûrement remarqué que je préparais quelque chose.
-Oui, j’ai remarqué que tu t’apprêtais à partir.
-Je pars effectivement. Mais je ne te dirai pas tout parce que tu sais déjà tout. A toi, j’ai tout dit. Remets cette lettre à maman. Je lui explique tout. Je prends un vol dans deux heures. On ne se reverra pas avant un long moment. Mais je t’appellerai souvent.
-Tu es sûre d’avoir pris la bonne décision ?
-Oui. C’est la meilleure décision.
-Tu as alors ma bénédiction, ma fille. Prends bien soin de ma petite-fille.
-Merci maman.
Quand la mère de Jessica ouvre la petite enveloppe que sa fille lui a laissée, elle a tout de suite deviné de quoi il était question. Elle se retire alors dans sa chambre et ouvre la lettre qui va confirmer son intuition.
«Ma chère mère,
Quand tu ouvriras cette lettre, je serai dans un avion avec ta petite-fille pour Kananga. Je vais désormais y vivre. Il y a quelques mois, j’ai postulé pour un poste de responsable de projet pour une ONG française qui accompagne les victimes des violences sexuelles au Kasaï. J’ai été retenue. Je vais y travailler.
Je ne t’écris pas cette lettre pour te parler de mes nouvelles occupations professionnelles. Je t’écris pour m’expliquer, pour te dire tout ce que je n’ai pas osé te dire en face ces dernières semaines.
Ma chère mère,
Je t’écris avec la franchise et la sincérité que l’on doit aux personnes que l’on aime. La femme que je suis aujourd’hui te doit tout. Tu m’as élevée avec la même rigueur que mes frères. Petite, tu me répétais que la connaissance me donnerait la clé de ma liberté. Tu étais sans pitié quand tu m’apprenais la conjugaison et l’arithmétique. A 10 ans, tu m’obligeais à lire des livres et à t’en faire des résumés. Adolescente, tu ne cessais de me dire : la beauté et la jeunesse sont une illusion. Tu voulais que je sois la meilleure de ma classe. C’est tout qui importait à tes yeux. Diplômée en droit et admise au barreau à Kinshasa, tu m’as dit: «Tu es désormais une femme. Tu peux faire de ta vie ce que tu as toujours souhaité.»
Ma chère mère,
Je dois t’avouer que j’ai encore du mal à comprendre comment cette dame qui m’a appris les chemins de la liberté par les études et le travail en soit venue à me conseiller d’accepter d’être réduite au rôle d’une épouse trompée et humiliée par un époux incapable de contrôler sa libido. Pour me convaincre, ton amie et toi avaient jugé bon de me relater vos drames personnels.
Ma chère mère,
Je ne te juge pas. Tout me l’interdit. Mais comment pourrais-je m’interdire de te demander où est passé ton discours sur la prise en main du destin personnel que tu me répétais mille et mille fois quand j’hésitais avant d’embrasser les études de droit, t’expliquant que c’était plus adapté pour les garçons. «Les filles et les garçons sont pareils», m’assenais-tu. Penses-tu que papa t’aurais gardée dans son foyer si tu avais fait un enfant avec un autre homme ? Penses-tu sérieusement que papa aurait juste versé quelques larmes avant de décider de te pardonner s’il avait découvert comme par hasard que tu entretenais une liaison secrète avec l’un de ses amis ? Pourquoi c’est toujours aux femmes d’encaisser ? Pourquoi c’est toujours à nous de pardonner et de passer l’éponge ? Pourquoi c’est toujours aux hommes qu’on pardonne tout ?
Ma chère mère,
Marc a fait un enfant avec ma meilleure amie. En tant que chrétienne et vu l’éducation que tu m’as donnée, j’ai appris à pardonner. En tant de juriste, j’ai appris que les humains étaient capables de tout. J’ai pardonné à Marc. Mais je ne partagerai plus ma vie avec lui. C’est fini. Il a fait un choix. Il va l’assumer. Je ne t’ai pas tout dit au sujet de ma séparation avec Marc. Je ne t’ai pas dit comment j’ai appris que Pamela attendait un enfant de lui. Il n’a jamais eu le courage de me le dire. Je l’ai découvert comme par hasard en me rendant à son travail. Son superviseur m’a accueilli avec un «Félicitations, madame» que je ne comprenais pas. Le même matin, Marc lui avait annoncé qu’il avait besoin de sa signature pour un crédit bancaire afin que son épouse aille accoucher aux États-Unis. Le hasard aurait fait les choses autrement, Pamela serait en ce moment aux États-Unis. Je n’aurais rien appris de cette liaison.
Ma chère mère,
Si j’ai pris la décision d’aller refaire ma vie ailleurs, c’est surtout pour ma fille. Je vais faire avec elle ce que tu as été incapable de faire avec moi : enseigner par l’exemple. Je veux être pour elle cette mère qui a dit non et qui a assumé. Je lui dirai que son père s’est mal comporté. Je lui dirai qu’une femme est libre de rester et de partir si elle est trompée. Je lui dirai que quand on refuse le confort du renoncement, il n’y a pas de fatalité. Je lui dirai que la soumission et l’amour veulent dire la même chose. Je lui dirai qu’il vaut mieux pour une femme de vivre seule que de partager sa vie avec un homme volage. Je lui dirai qu’un homme et une femme ont le même devoir de respecter le mariage. Je lui dirai que rien n’oblige à une femme de faire semblant d’être heureuse dans un mariage qui ne lui convient plus. Je lui dirai que «Tout ce qui augmente la liberté, augmente la responsabilité. »
A bientôt chère mère.
Avec toute mon affection.
Ta fille, Jessica.»
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