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L’oiseau ne disparaîtra pas…

L’oiseau ne disparaîtra pas…

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S’il n’a fallu qu’une nuit à Kepa pour dévorer «Quand l’oiseau disparut…», il va lui en falloir davantage pour comprendre le sens de ce cadeau aussi inattendu qu’intéressant.

Quand elle referme la dernière page du roman, il est 5h45 à Kinshasa. Elle n’a pas dormi. Mais elle doit déjà sortir de son lit pour apprêter son fils pour l’école et se préparer à aller au travail.

La question qui s’était invitée à son esprit pendant sa lecture ne la quitte plus : pourquoi ce livre ?

Offrir un livre n’est jamais neutre. Kepa le sait. Makasu aussi.

A défaut de faire passer un message, un livre offert peut traduire un rapport au monde, à l’autre, à la vie, à la culture. Mais un livre traduit toujours quelque chose. D’assumé ou d’insidieux. Qu’il soit implicite ou explicite, le message que fait passer le cadeau d’un livre est toujours riche en symboles.

Alors, quel message Makasu a-t-il voulu faire passer en offrant «Quand l’oiseau disparut…» à Kepa ? 

Deux semaines se sont passées depuis la remise du cadeau. Les deux n’en ont toujours pas discuté. Ils se sont vus. Furtivement. Ils se sont dits «bonjour». Discrètement. Mais ils se sont surtout cherchés du regard. Chacun s’est mis sur le chemin de l’autre. Mais l’occasion de discuter ne s’est pas présentée. Un sourire en coin. Un regard furtif. C’est tout ce qu’ils se sont échangés.

Kepa attend une explication qu’elle sait ne pas pouvoir obtenir. Un cadeau est un cadeau. Ça s’accepte ou ça se refuse. Le généreux donateur n’est pas tenu de s’expliquer. Mais ce cadeau-là n’est pas comme un autre. C’est un roman. Donc, une histoire. Et Kepa l’a lu. Peut-être trop rapidement. Puisqu’elle ressent à présent le désir de le relire. Un peu comme on retournerait sur le sentier où on pense avoir laissé tomber un billet de banque.

En lisant la première fois le roman, Kepa s’était beaucoup intéressée au personnage de Stéphanie, la prostituée noire dont la liaison va précipiter la chute du lieutenant Pieter Van Vlaanderen.

Dans un passé pas si lointain, elle s’est retrouvée dans des eaux similaires. Elle n’a pas été une prostituée. Non. Pas vraiment. Mais comme elle l’a noté dans son journal intime, «c’était tout comme».

Son fils allait bientôt avoir deux ans. Sans ressources et sans «une main pour la retenir», elle a multiplié des relations éphémères.

A l’époque, son journal, c’était un carnet noir. Il est rempli de détails tantôt tristes tantôt salaces. Kepa relate notamment une scène de sexe dans les toilettes d’un bar de «Kingasani ya suka». Elle était allée consoler une amie qui avait perdu sa maman. Le «bain de consolation» s’est prolongé jusque tard dans la nuit. Un collègue de son amie l’avait invitée «à faire plus ample connaissance».

«Il est grand. Rasé au près. Il sent bon. Tout de noir vêtu. Je n’ai pas pu lui dire non. Il fait sombre dans le bar. La lumière bleutée qui éclaire le bistrot permet juste de voir les gros verres disposés sur un petit tabouret qui ne pouvaient pas accueillir en plus les bouteilles de bière. La serveuse, en mini-jupe et décolleté qui faisait voir la moitié de sa poitrine, a rempli les deux verres, demandé l’addition et disparu avec les deux bouteilles vides de Skol derrière le pagne qui servait de rideau, seul gage de discrétion dans cet endroit enfumé où les décibels de musique ne servent qu’à masquer les expressions bruyantes d’orgasmes aussi violents que rapides», avait noté la jeune femme dans son journal.

Kepa tient un journal intime depuis qu’elle a 15 ans. Alors qu’elle vient de fêter son 18e anniversaire et que son armoire de chambre commence à se remplir des piles de carnets roses que son père lui ramène de ses vacances à Dakar, elle surprend sa mère en train d’en lire. La jeune fille est furieuse.

-C’est un viol, maman !

-Tu es ma fille.

-Ça ne te donne pas ce droit.

Il faudra attendre le retour du papa pour calmer la gamine qui exige les excuses de sa mère.

«Tu es écrit bien, ma fille.» C’est tout ce qu’elle aura.

Les carnets noirs qu’elle va remplir d’une écriture torturée à partir du jour où elle a été chassée du toit paternel n’ont rien à voir avec les roses de son adolescence.

L’écriture est certes plus affinée. Mais les récits sont tristes. Ils racontent la descente aux enfers d’une jeune femme qui luttent de toutes ses forces contre des démons qu’elle sait invincibles.

Le dix-septième et dernier carnet noir qu’elle remplit se termine par ces mots : «Si par prostituée, on entend une femme à peine vêtue qui longe les avenues, le soir venu, et guette les occupants des voitures qui osent s’arrêter, je n’en étais pas une. Mais si, c’est toute femme qui ne sait rien opposer aux mains des hommes qui n’ont rien d’autre à lui offrir qu’un peu de leur bourse, oui, je l’ai été. Que mon fils me pardonne.»

Kepa ressemble-t-elle au personnage de Stéphanie dans «Quand l’oiseau disparut…» ? Non. Elle en est convaincue.

Et si la réponse à la question qui lui taraude l’esprit était plutôt à chercher du côté de Makasu ?

C’est sûr que son nouvel ami ne ressemble pas beaucoup au lieutenant Pieter Van Vlaanderen. Il n’est pas fort physiquement comme le héros malheureux du roman. Il n’est pas non plus marié.

Mais quelque chose dit à Kepa que Makasu vit une crise existentielle. Un peu comme celle qui a poussé Pieter dans les bras de Stéphanie, au grand désarroi de Nella, l’épouse de l’officier.

Kepa ne sait pas grand-chose de Makasu. Elle ignore qu’il sera bientôt papa mais qu’il n’aurait qu’un accès très limité à son fils qui ne portera même pas son nom. Telle est la décision de Washington. Kepa ignore également que son nouvel ami tente de s’accrocher à une Tshibo, nouvellement mariée mais qui éprouve des sentiments pour lui.

Est-ce qu’elle trouverait le sens du cadeau de Makasu si elle savait tout ça ?

Samedi, au lycée Mokanda, les cours se terminent à 11h30. Selon leurs affinités, les enseignants se donnent rendez-vous dans des bistrots environnants pour «finir la semaine en beauté».

Makasu n’y participe presque jamais. A midi, il est généralement déjà à l’arrêt de bus à Masina Quartier 3 pour rentrer vite au «centre-ville» comme il aime à dire. Une manière de se moquer de ses collègues qui habitent le district de la Tshangu.

-A vous voir avec votre sac à dos, on croirait voir un étudiant.

-On me le dit souvent. Qu’est-ce que vous faites là ?

-Beuh, j’essaie de trouver un transport pour rentrer chez moi.

Makasu n’a pas paru surpris de tomber sur Kepa à l’arrêt de bus. Mais il est surpris de ne pas l’avoir vue plus souvent à cet endroit.

-Tu prends tous les jours ton transport ici ?

-Oui.

-Mais comment, on ne se voit jamais ?

-C’était ton souhait ?

Kepa ne manque pas d’esprit. Makasu s’en est déjà rendu compte.

-On peut signer un accord ?

-Ça dépend…

-Si je réussis à nous trouver un transport, je t’invite à prendre un verre.

– Ça me va.

Le premier taxi qui arrive devant les deux amis va à Limete. La destination de Kepa. Makasu s’accroche à la portière pour se garantir des places. Mais il ne manque qu’un seul passager à bord. Il invite Kepa à y prendre place.

En s’installant dans le taxi, la jeune femme lui fait un clin d’œil et lui lance : «L’oiseau ne disparaîtra pas.»

1 commentaire

comments user
Sieza Kuéla Angelique

Waou! Beaucoup d’histoires cachées entre ces deux nouveaux amis. Franchement, Makasu est très mystérieux. Difficile de cerner ses vraies intentions. Beaucoup de suspens, mais la suite nous en dira plus.

Merci beaucoup mon ami. C’est un beau travail et j’apprécie très bien.

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