Lire Asma Mhalla pour comprendre le pasteur Marcello Tunasi
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A priori, rien ne lie Asma Mhalla et le pasteur Marcello Tunasi. Je ne suis pas sûr que les deux se connaissent. Mais le livre de la première que j’ai ouvert il y a quelques jours m’a donné les clés de compréhension d’un événement personnel qui – Asma Mhalla l’explique mieux que moi – a projeté le second sur les lumières aveuglantes d’une actualité qu’il aurait sûrement écrite différemment.
Le croyant catholique que je suis est peu intéressé par les sujets liés aux églises évangéliques congolaises. Je sais qu’elles existent. Je compte des proches qui y prient. Mais en toute honnêteté, je n’ai jamais pris goût à cet univers que je n’ai jamais vraiment compris (ni cherché à comprendre d’ailleurs).
J’ai entendu parler du pasteur Tunasi il y a trois ou quatre ans. Un ami m’avait fait écouter l’une de ses prêches où il s’en prenait à certains rites de l’église catholique. Rien de très grave à mes yeux. Je me revendique d’une tradition de l’Église fière de ses traditions, de son histoire et de son culte. Comme j’ai dépassé l’âge de m’intéresser aux propos sans consistance intellectuelle, j’avais vite oublié la séquence. Mais le pasteur Tunasi s’est rappelé à mon souvenir à l’annonce de la mort de son épouse. L’information revenait souvent sur mon fil Twitter. Et les réactions suscitées par ce drame personnel me laissait penser qu’il s’agissait bien d’une actualité que certains estimaient importante. Ce n’était pas mon cas mais je partageais la douleur du pasteur.
Autant je pouvais comprendre – dans un environnement comme le nôtre où l’émotion prime sur tout le reste – la place consacrée à ce drame dans les discussions publiques, autant j’ai été surpris par les proportions prises dans le débat public par l’annonce du remariage du pasteur Tunasi, plusieurs mois après le décès de son épouse.
Je ne suis pas naïf au point de ne pas comprendre que le mariage d’une personnalité publique est un fait public.
La fausse gratuité
Mais si je n’avais pas lu Asma Mhalla, j’aurais été naïf au point de me plaindre de la virulence des débats sur les réseaux sociaux autour de ce remariage.
Je suis un ardent défenseur de la démarcation entre l’intime et le public.
Mais après avoir refermé la dernière page de «Technopolitique», j’ai compris que cette étanchéité qui m’est si chère n’a plus cours.
Le livre d’Asma Mhalla a paru en février 2024. La politologue tente d’expliquer les incidences de ce qu’elle nomme les «technologies de l’hypervitesse» sur nos vies, nos rapports interpersonnels, la gouvernance, la démocratie, le vivre-ensemble.
Outils numériques, intelligence artificielle, réseaux sociaux, satellites en orbite basse, câbles sous-marins, data centers, supercalculateurs… «Les technologies de l’hypervitesse» désignent tout le dispositif que mettent en place les grandes entreprises technologiques (les BigTech) pour accélérer et rentabiliser la collecte des données.
Asma Mhalla ne cherche pas à nous faire peur. Son livre donne des clés de compréhension d’un monde dont nous avons le sentiment qu’il nous échappe tellement il va vite mais qui nous fascine par la même raison.
J’étais à Ngandajika quand la nouvelle du remariage du pasteur Tunasi a été rendu public. Une demi-journée après, j’arrivais à Mbuji-Mayi. Sur mon fil Twitter, on ne parlait que de cela.
Pourtant, au cours de ce même week-end, les autorités congolaises signaient avec les représentants de la rébellion du M23 un accord de principe pour poser les bases de la paix dans l’est du pays.
Intuitivement, on penserait que cette information ferait plus parler d’elle que l’annonce du remariage du pasteur Tunasi. Il n’en est rien.
Et pour cause. Asma Mhalla explique le fonctionnement de ces technologies invisibles mais omniprésentes.
Nous avons longtemps cru que la gratuité de ces outils était porteuse d’une certaine transparence et d’une démocratisation du début public que nous avons tôt fait de prendre pour argent comptant.
Ce que vous lisez sur les réseaux sociaux n’est pas neutre. Twitter (actuellement appelé X), Facebook, Instagram, TikTok, et tous leurs semblables répondent à une logique. Une espèce d’éditorialisation des contenus qu’ils sont les seuls à comprendre et à maîtriser les outils : les algorithmes.
Ainsi, les personnes qui ont commenté durant des heures l’annonce du remariage du pasteur Tunasi ont en fait répondu à une sorte d’appel insonore mais irrésistible. Et plus elles commentaient ce type de contenus, plus ils leur étaient proposés. À elles et aux personnes auxquelles elles sont connectées.
Car, telle est la logique des BigTech. Ils ont «un modèle économique qui induit la captation massive de l’attention et des données ensuite monétisables».
Les réseaux sociaux utilisent des mécanismes de captation de l’attention pour s’assurer que les utilisateurs passent le plus de temps possible sur leurs plateformes.
Ainsi, plus vous réagissez à un type de contenus, plus il vous est proposé. Plus vous interagissez (commentaires, likes, mentions, etc.), plus ce type de contenus est susceptible d’être proposé à d’autres utilisateurs. C’est un ainsi que se créent des bulles à l’intérieur desquelles comme des rats de laboratoires, des millions d’individus répondent à des réflexes pavloviens d’action-réaction.
Le livre d’Asma Mhalla est intéressant parce qu’il tente de présenter dans un même effort d’explication le fonctionnement de ces outils et l’idéologie qui les sous-tend.
Cette captation de l’attention a un objectif très précis : la rentabilité. Il s’agit de «fabriquer, capter, traiter, exploiter de la donnée. Massivement, sans limites, coûte que coûte».
«Cette économie de la donnée crée de la rentabilité à partir de nous», écrit la politologue.
Car la supposée gratuité des réseaux sociaux est factice. Vous connaissez la vieille blague : quand c’est gratuit, c’est vous le produit.
Tout ce que vous laissez comme traces sur Internet est une donnée susceptible d’être vendue et revendue.
«L’intime est politique»
C’est en cela que le remariage du pasteur Tunasi est emblématique de ce qu’Asma Mhalla appelle la «Technologie totale» :
«A première vue, quels points communs peut-on trouver entre un réseau social, un outil d’intelligence artificielle générative, un satellite en orbite basse, un logiciel de reconnaissance faciale, un câble sous-marin, une arme autonome, un logiciel de police ou de justice prédictive ? A priori cette liste semble hétéroclite, aucun point commun immédiat n’apparaît. Sauf qu’en les mettant en système se dessine un projet sous-tendu par toutes ces infrastructures qui semblent isolées les unes des autres : le projet de ‘’Technologie totale’’. La Technologie totale est d’abord une ambition politique de contrôle, de pouvoir et de puissance, mise en musique à la fois par les Etats (BigState) et les géants technologiques (BigTech) selon des partitions qui souvent se recoupent.»
Hier, j’ai fait remarquer à ma belle-sœur que, selon les estimations de son propre smartphone, elle passe en moyenne six heures par jour sur son écran. Le quart d’une journée. Avec, à la clé, un nombre incalculable de données qu’elle laisse entre des mains inconnues.
Pour retenir notre attention et capter le plus de données possibles, les BigTech appliquent des recettes bien connues de la psychologie humaine.
Comme le rappelle Asma Mhalla, «l’intime est politique».
Entre le décès de son épouse, les circonstances de ce décès, son remariage et les débats liés à la succession de la défunte, le pasteur Tunasi s’est retrouvé au milieu d’un tourbillon informationnel auquel personne ne résiste. Même pas un homme de Dieu.
Les réseaux sociaux exploitent à fond l’intime.
«Le contrôle technologique de l’intime est l’un des moteurs de la Technologie totale. Lors de mes conférences, écrit Asma Mhalla, il m’arrive de citer régulièrement le fameux adage ‘’a man’s house is the castle’’. Dans la common law anglaise, cette ancienne maxime formalisait l’étanchéité absolue entre le public et le privé, entre intime et public, entre ce qui est partageable et ce qui ne doit pas l’être.»
Les réseaux sociaux ont fait exploser ces frontières. Les contenus les plus intimes sont les plus engageants.
Sous les tweets annonçant les moindres gestes du pasteur Marcelo, ce sont des armées qui se battent. Chacun défendant la «vérité». Sans que personne ne leur demande quoi que ce soit, certains uns prennent le parti de sa défunte épouse, accusant le pasteur d’être responsable de sa mort. D’autres ont fait le mouvement inverse : la défense d’un pasteur que rien n’accusait formellement (en tout, à ma connaissance, aucune plainte n’a été déposée contre lui).
À la suite de cette affaire qui comprend de nombreux épisodes, la vie privée du couple a été étalée sur la place publique. Des rumeurs de chirurgie esthétique ont circulé, alimentant des heures et des heures de discussions.
Le livre d’Asma Mhalla porte comme sous-titre : «Comment la technologie fait de nous des soldats».
Peu importe qui l’on est, on est prié de prendre position : Gaza, Ukraine, Rwanda, etc. Peu importe le sujet, on est soit pour soit contre.
Quand les rapports sociaux se résument à pareil antagonisme, c’est évidemment la confrontation qui prend le dessus sur le dialogue et la compréhension. Ainsi, ce qui aurait dû apparaître comme un moment de bonheur intime (peu importe ce qu’on en pense, deux personnes qui se marient, c’est un sujet de joie) se transforme en pugilat numérique public… au plus grand bonheur des BigTech.
«Soyons clairs, analyse Asma Mhalla, la guerre des récits et des esprits est déjà là. Chaque citoyen et citoyenne, dans son individualité propre, est transformé en soldat à son insu. Nous sommes en guerre, une guerre qui ne se dit pas encore, et nos cerveaux en sont les ultimes champs de bataille.»
Saturation, la nouvelle censure
Si comme ma belle-sœur, vous passez six heures derrière votre écran de téléphone chaque jour, demandez-vous bien ce que vous y faites.
Ces longues discussions dans les groupes Whats’App sur ce que doit recevoir la veuve du pasteur Tunasi au titre de la succession ne vous rend ni plus cultivé ni plus avisé.
On oublie souvent qu’initialement, Internet portait la promesse d’un débat démocratique plus horizontal, débarrassé de l’influence des lignes éditoriales des médias à la solde des riches et des puissants. Aujourd’hui, nous n’avons pas fait de grands bonds vers le progrès de l’esprit et de la liberté intellectuelle.
Ces polémiques vaines et stériles qui inondent les réseaux sociaux et saturent le débat public.
Désormais, plus besoin de censure politique. La saturation informationnelle suffit :
«Peu importe que vous sachiez manier les mots ou que vous soyez totalement dénué de cette capacité, que vous soyez génialement érudit ou tragiquement analphabète, on surestime la sensation de ‘’penser’’ par la prolifération cognitivement insoutenable de discours et de polémiques saturantes, en concurrence les unes avec les autres, polarisantes. Le tapage pseudo-idéologique ne s’accroche plus à aucun repère politique stable. La Technologie totale nivelle : tout se vaut, le vrai, le faux, le virtuel, le réel, l’important, l’anecdotique. Tout s’entend, rien ne s’écoute. Tout se lit, rien n’imprime. Tout se parle, rien ne se dit. Ou à la marge. La nouvelle norme repose sur la controverse généralisée et le dissensus absolu.»
La lecture d’Asma Mhalla n’est pas déprimante. Elle n’annonce pas l’apocalypse. Elle tente de nous réveiller. Elle attire notre attention sur ces phénomènes sournois qui travaillent nos sociétés à bas bruit. Ces technologies que nous acceptons un peu trop facilement au nom du progrès, sans jamais nous interroger sur leur utilité réelle.
L’humanité a toujours inventé de nouvelles façons de faire pour faciliter la vie des hommes et des femmes. Mais si ces inventions se proposent désormais de penser et de décider à notre place ce qui est le mieux pour nous, il y a peut-être là un sujet de discussion.
Le tourbillon dans lequel est pris le pasteur Marcello Tounasi est révélateur de nos addictions, de nos folies, de nos courses sans destination.
Nous commentons avec la même énergie la prise de Goma par le M23 et le remariage du pasteur Tunasi. Tous les jours ou presque, c’est un nouveau scandale ou une nouvelle polémique qui est relayé avec une énergie qui aurait été utile pour d’autres causes moins polémiques mais plus salutaires pour un pays comme le Congo. Mais seulement voilà. «Notre attention est volatile, nos causes évanescentes», remarque Asma Mhalla.
Nous sommes devenus ces êtres «psychiquement perdus, fragiles, sans repères solides». Ou n’ayant plus pour repère que notre ego et ses manifestations démultipliées par l’omniprésence de ces écrans qui réclament «notre engagement», c’est-à-dire nos bavardages incessants sur tout et n’importe quoi. Quitte à entretenir des polémiques vaines et à créer une viralité artificielle renforcée à coups de coups de gueule ou d’émojis plus parlants que des mots que nous ne savons plus utiliser.
Plus tu t’exposes et exposes ta vie, plus tu as d’abonnés. Plus tu as d’abonnés, plus tu as la sensation «d’être quelqu’un». Plus tu as la sensation «d’être quelqu’un», plus tu déchires la frontière qui sépare ce qui doit être dit en public et ce qui ne doit pas l’être. Les BigTech qui connaissent bien ton ego, ayant à ton sujet bien d’informations que tous tes proches réunis, te poussent à encore et encore à faire étalage d’une vie sans substance à force d’être contée.
Et puis, un jour, c’est l’écroulement. Mais en coulisses, des millions d’autres attendent leur «moment de gloire». Le jour où, ô bonheur suprême, on dira d’eux qu’ils sont des «influenceurs». La seule influence que vous avez s’exerce sur les chiffres démentiels des géants du numériques, dopés à l’économie de vos données.
C’est ce monde-là que tente d’expliquer Asma Mhalla. Si vous le pouvez, procurez-vous «Technopolitique». Lisez-le. Pas pour paraître intelligent. Pas pour afficher sur les réseaux sociaux que vous lisez. Pas pour faire l’important. Non. Juste parce qu’il est sain pour un esprit de se nourrir avec les réflexions, les imaginaires et les récits des autres.
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