Liberté et responsabilité
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En cette journée mondiale de la liberté de la presse, ma consœur Rachel Kitsita s’est interrogée sur son compte Twitter : «A-t-elle une limite cette liberté ?». Je vais feindre d’ignorer ce qui est à l’origine de son tweet pour prolonger la réponse que j’ai laissée en commentaire à ce tweet.
La liberté de la presse comme la liberté d’expression a des limites. Mais dans notre monde de plus en plus manichéen où l’on se méfie de la nuance, il est difficile de parler des limites de la liberté de la presse sans se voir répondre que l’on fait le jeu de la censure. C’est plutôt de la modération que je voudrais faire l’éloge.
La modération s’en est allée
Modération. Un autre mot que l’on entend de moins en moins dans le débat public. Édouard Philippe et Gilles Boyer relatent dans «Impressions et lignes claires» : «Un jour, pendant la campagne de la primaire de la droite et du centre en 2016, nous signalions à un patron de chaîne info qu’à nos yeux il n’y avait pas assez de partisans d’Alain Juppé invités sur les plateaux. Et nous nous nous sommes entendu répondre : ‘’Oh, mais les juppéistes, ils parlent doucement, ils sont toujours nuancés, ça ne donne pas de bons débats.’’ Et de fait, les meilleurs débats, ce sont des oppositions virulentes entre des tenants de positions radicales, c’est la provocation et la posture…».
Concurrencés par les chaînes d’info en continu et les réseaux sociaux, les grands médias traditionnels en ont adopté les codes. Difficile désormais de se faire entendre dans le débat public quand on est modéré et que l’on a des opinions nuancées.
Le débat public cesse ainsi d’être le lieu où chacun tente par l’argumentation d’exprimer ses opinions et de les confronter à celles des autres. Elle devient le lieu où «chacun veut, non plus seulement exprimer, mais imposer ce qu’il est».
C’est ce décrit si bien Xavier Alberti dans «La société des hystériques» :
«Ainsi la société du parler cash permanent, des grandes gueules médiatisées et des bonimenteurs youtubés a-t-elle pris le pas sur tout le reste, par la transgression permanente, au nom d’une vérité qui serait enfouie et interdite, finissant d’hystériser chaque sujet, jusqu’à l’absurde, jusqu’à la nausée, jusqu’à l’injure.»
L’invective comme argument
Dans ces échanges instantanés médiatisés où chacun veut avoir raison, il nous arrive trop souvent d’oublier que la première qualité de l’intelligence est l’écoute.
Comment discuter si on ne peut pas s’écouter ? Comment argumenter si on n’a pas pris le soin de suivre l’argumentation de l’autre. Ainsi, les débats se transforment en monologues successifs où personne n’écoute personne et où l’argument se réduit en invectives. Et où finalement, de raison lasse, l’injure finit par prendre le dessus.
Quel que soit le sujet, la moindre petite discussion sur les réseaux sociaux se transforme en pugilat. Des camps s’affrontent au lieu de discuter, d’échanger, d’opiner. Et faute de consensus, chacun y va de sa petite injure ou de son dénigrement. Laissant le problème de fond orphelin d’hommes et de femmes capables de discuter sereinement et, finalement, de tenter de le solutionner.
Ce qui je décris ici n’est une spécificité d’aucun pays. Je parle du Congo. Mais Xavier Alberti que j’ai cité plus haut parlait de la France. Cette mondialisation de l’économie et des idées grâce à Internet a tôt fait d’homogénéiser nos travers, nos égarements.
Le cimetière de la modestie
Ces formidables outils de communication que sont les réseaux sociaux finissent peu à peu par devenir des cimetières de la civilité et de bonnes manières où chacun proclame tout haut son pseudo-savoir sur tout et n’importe quoi.
Les médias nous alimentant quotidiennement des problèmes de notre planète, il nous est ainsi paru nécessaire de donner désormais notre avis sur tout : climat, guerre en Ukraine, Coronavirus, scandale sexuel, etc.
Sur tout, nous avons un avis à donner. Il paraît que c’est cela la démocratie. Chaque citoyen ayant le droit d’user de sa liberté d’expression.
Entendons-nous bien. Le débat public perd en utilité lorsqu’il devient le lieu des bavardages incessants où chacun s’érige en expert en tout, ayant des réponses toutes faites aux problèmes les plus complexes.
Malheureusement, comme le fait encore savoir Xavier Alberti dans un autre billet sur son blog, «dans nos sociétés où la quasi-totalité du savoir humain se trouve embarquée dans les smartphones qui prolongent nos mains, cette connaissance nous est désormais acquise et qu’il suffit d’avoir lu dix lignes de présentation d’Hannah Arendt sur Wikipédia pour pouvoir valablement parler de la banalité du mal et du totalitarisme, d’avoir écouté un podcast radio pour maitriser les implications bénéfiques ou néfastes de la 5G ou qu’il suffit d’avoir regardé une vidéo sur Youtube pour disserter avec autorité sur l’évolution certaine d’une pandémie».
Un peu de modestie devrait pourtant nous rappeler que «nous ne savons pas tout, nous ne pouvons tout savoir, et même, nous sommes la plupart du temps incultes et c’est inéluctable».
Le respect, limite naturelle de nos libertés
De fil en aiguille, sans nous en rendre vraiment compte, nous sommes en train de tisser les contours d’une société de l’immodération, de l’irrespect et de la vanité.
Au nom de la liberté d’expression, nous sommes les premiers à revendiquer notre droit à l’outrance et à l’invective, oubliant que nous sommes les premiers à nous plaindre dès qu’un commentaire blesse notre ego.
Cette bête que nous sommes en train de nourrir quotidiennement de nos prétentions et de nos vanités va grandir et finira par nous avaler tous, ne trouvant en face d’elle que des individus avides de reconnaissance publique à n’importe quel prix, même de la médisance, de l’injure, du dénigrement.
Il est encore temps de nous ressaisir. De nous rappeler que derrière ces écrans, il y a des hommes et des femmes qui méritent autant de respect que soi. Et que la liberté ne permet pas tout.
Journaliste, je suis très attaché à la liberté d’expression et de la presse. Mais comme je l’ai écrit dans «Le citoyen plutôt que l’individu», dans nos sociétés où le culte de l’individu prend de plus en plus le pas sur tout le reste, nos revendications personnelles (ou communautaires) nous font souvent oublier que les droits ne valent que pour ceux qui peuvent assumer leurs devoirs.
Et le premier devoir est justement de respecter l’autre dans son altérité. Rien ne doit nous donner le droit de diffamer, d’injurier ou de porter des accusations infamantes sur autrui.
Tous les journalistes doivent le savoir. Et tout citoyen doit l’apprendre. Ce que nous nous sentons libres d’écrire, ce que nous nous sentons libres de dire comprend une contrepartie : la responsabilité.
Liberté et responsabilité nous rappellent des choses que nous oublions trop souvent : la modération, l’empathie, la bonté, la modestie, le respect. Loin d’exprimer une faiblesse, ce sont les traits de caractère qui font le ciment des sociétés civilisées.
Et ce conseil de M. Alberti pour conclure ce billet : «Plutôt que des clash il nous faudrait des controverses, plutôt que de tonitruantes déclarations il nous faudrait des mots précis et posés, en guise d’injonctions à prendre position il nous faudrait des invitations à penser, en guise de certitudes il nous faudrait « l’esprit fécond du doute », plutôt que des polémistes il nous faudrait des pédagogues, plutôt que des pyromanes il nous faudrait des forestiers.»
Image : ©Tranmautritam
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