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Lettre à abbé Apollinaire Cibaka : Lumumba, que vive le débat !

Lettre à abbé Apollinaire Cibaka : Lumumba, que vive le débat !

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Cher abbé Apollinaire,

Je suis honoré de découvrir que vous m’adressez le «Télégramme» que les auditeurs de Radio Ditunga vont entendre cette semaine.

Ce faisant, vous avez tenu votre promesse. Comme vous le faites remarquer dans le texte, ce «Télégramme» est un prolongement de notre discussion du 5 avril dernier.

Discussion fort intéressante au cours de laquelle nous avons parlé d’un sujet qui nous tient à cœur tous les deux : la place de la pensée critique et du débat contradictoire dans la société. La discussion est partie d’un désaccord. Celui de l’héritage de Lumumba. Au sujet de ce héros de notre indépendance, nous avons deux opinions opposées. C’est ce que met d’ailleurs en lumière votre «Télégramme».

Et puisque vous vous êtes adressé à moi sous cette forme épistolaire. Je vais devoir vous répondre en utilisant la même forme.

Cher abbé Apollinaire,

Comme vous le rappelez dans votre texte, nous défendons «deux positions diamétralement opposées» au sujet de Lumumba.

«Vous saluiez en Lumumba un grand héros africain, que l’on ne devrait juger qu’avec les lunettes de son temps, alors que je l’accusais d’avoir raté sa mission à cause de sa témérité et de son manque de lucidité politique», écrivez-vous, rappelant notre échange du mois d’avril.

Oui. Je le pense : Patrice Emery Lumumba est un grand héros africain. Son rôle dans l’accession de notre pays à l’indépendance est précieux. La radicalité de son discours politique était forte à propos dans un contexte historique où les peuples d’Afrique tentaient de mettre fin à un système d’oppression et de négation de leur humanité.

Vous déplorez sa «témérité». Je la salue. Vous fustigez «son manque de lucidité politique». Je l’excuse.

Au sujet de l’indépendance du pays, nous avons également un désaccord.

«Vous souteniez que l’indépendance immédiate de notre Congo était un louable acte radical de rébellion contre un système foncièrement injuste, tandis que je pensais que je ne pouvais jamais applaudir pour des personnes qui se sont battues pour mettre fin à l’injustice grave de la colonisation belge afin de la remplacer par l’injustice pire de l’indépendance à la congolaise», notez-vous encore.

Cher abbé Apollinaire,

Autant nous sommes d’accord sur le fait que l’indépendance de notre pays n’a pas tenu les promesses faites aux habitants de cette terre merveilleuse. Autant, on ne saurait imputer ce tort à Lumumba ou à une quelconque précipitation de ceux qui ont exigé l’indépendance en 1960.

L’indépendance devait être exigé quel qu’en fût le coût puisque la seule idée qu’un peuple en colonise un autre est un déni de l’humanité de l’autre.

Face à cela, le discours radical d’un Lumumba est plus qu’opportun.

J’entends certains de mes compatriotes s’interroger sur l’opportunité du discours de Lumumba le jour de l’indépendance du pays.

Ce discours n’aurait pas été programmé. Et alors ?

Si vous saviez comme j’aime à relire ce discours. Réentendre Lumumba rappeler des évidences que certains auraient voulu voir taire ou oublier à jamais :

«Nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire, car nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers.»

Et encore :

«Qui oubliera enfin les fusillades où périrent tant de nos frères, les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient plus se soumettre au régime d’une justice d’oppression et d’exploitation.»

Cher abbé Apollinaire,

Ce discours constitue pour moi l’héritage politique de Lumumba.

Le grand homme ne se limite pas à rappeler ce qu’a été ces années de colonisation. Il parle de ce Congo dont il rêve et qu’il voudrait léguer à ses enfants.

Ce Congo où «chacun reçoit la juste rémunération de son travail.»

Ce Congo où «tous les citoyens jouissent pleinement des libertés fondamentales prévues dans la déclaration des Droits de l’Homme».

Ce Congo où sera donné «à chacun la juste place que lui vaudra sa dignité humaine, son travail et son dévouement au pays».

Vous serez en droit de me demander : 60 ans après, où est ce Congo ?

Eh bien, 60 ans après, nous avons sabordé l’héritage de Lumumba. Nous avons tué Lumumba une deuxième fois.

«Je vous demande à tous d’oublier les querelles tribales qui nous épuisent et risquent de nous faire mépriser à l’étranger», lançait notre premier Premier ministre le jour de l’indépendance.

Qu’avons-nous fait ? Nous nous sommes retranché dans nos communautés tribales, oubliant que dans une nation, la seule communauté qui tienne, c’est la communauté nationale.

«Je vous demande à tous de ne reculer devant aucun sacrifice pour assurer la réussite de notre grandiose entreprise», exhortait également Patrice Emery Lumumba.

Qu’avons-nous fait ? Nous avons fait de la facilité un mode de vie et du renoncement un principe moral.

«Je vous demande enfin de respecter inconditionnellement la vie et les biens de vos concitoyens et des étrangers établis dans notre pays», plaidait enfin Lumumba.

Qu’avons-nous fait ? Nous avons ôté à la vie humaine tout son caractère sacré. La région où vous et moi vivons a connu l’une des pires tragédies de l’histoire récente de notre pays. Des milliers de personnes tuées dans cette région du Kasaï dans l’indifférence générale. Pas un seul instant, la nation ne s’est arrêtée pour s’interroger, pour se regarder dans le miroir.

Eh bien ! Nous avons trahi l’héritage de Lumumba.

Son discours a une telle force qu’il dépasse les frontières de notre pays. Relisons-le. Et faisons-le vivre. C’est comme cela que nous donnerons un sens et une substance à l’héritage de ce grand homme.

Cher abbé Apollinaire,

Comme vous le dites aussi dans votre «Télégramme», le débat est l’oxygène d’une démocratie. Celle-ci ne s’accommode guère de la pensée unique ou de l’esprit de cour.

La critique de la vie et de l’œuvre des personnages marquant de l’histoire de notre pays est une nécessité.

Nul ne devrait se retrouver dans la position d’une figure divine qui n’accepterait aucune remise en cause. Pas même Lumumba !

Et vous faites œuvre utile à travers vos «Télégrammes». Vos réflexions nous obligent à nous interroger. Elles nous interpellent. Elles suscitent des débats. En vous adressant ainsi chaque semaine aux auditeurs de Radio Ditunga, vous jouez pleinement votre rôle d’intellectuel. Non pas ces intellectuels qui doivent ce qualificatif par le seul fait d’avoir des diplômes d’université. Mais vous vous inscrivez dans cette lignée d’hommes et de femmes qui participent à la création et au développement de la pensée de notre pays à travers vos écrits.

Les internautes qui vont lire cette lettre ne le savent pas peut-être pas, vous êtes auteur de plusieurs ouvrages. Je garde toujours près de moi «Dieu ou le veau d’or». Cet ouvrage fort intéressant que vous avez publié en 2005.

Ce matin encore, vous m’annonciez que vous avez profitez de cette période de confinement pour finaliser la rédaction d’un nouveau livre. Un de plus.

Merci de participer à la vie intellectuelle de notre pays.

Pour nous qui sommes plus jeunes, vous êtes une source d’inspiration, d’admiration et de respect.

A bientôt cher abbé Apollinaire Cibaka.

Joël Bofengo

Kananga, 23 mai 2020.

*Illustration: Patrice Lumumba prononce le discours d\’indépendance du Congo le 30 juin 1960 à Léopoldville. © Belga Archive

3 comments

comments user
Cibaka Cikongo

Merci beaucoup, Joël, pour cette réaction. Peut-être qu’une table ronde sur la personne, l’œuvre et l’héritage de Lumumba peut aider à faire la lumière sur ce grand personnage de notre histoire. Et, comme mon Télégramme vous est adressé, vous avez un droit de réponse sur les ondes de Radio Ditunga. je vous suggère de monter un audio, qui sera diffusé au courant de la semaine. Sa portée est didactique. Il faut que les auditeurs libèrent la parole et que nos organes de presse deviennent des lieux d’échange ouverts à tout le monde et non réservé aux politiciens.

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