Les années à la fac : ce n’était pas toujours rigolo
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Ce matin, un post publié par une des personnes que je suis sur Twitter a réveillé des souvenirs de mes années passées à l’Université de Kinshasa.
«A la Coline inspirée, j’ai visité l’université de Kinshasa ce matin. Mais pour y arriver, les mobilités urbaines posent un sérieux problème de gouvernance de transport dans la mégalopole. Il est urgent d’investir dans les transports massifs comme Tramway et Métro. Osons le pari», a écrit Bienvenu Matumo sur son compte.
J’ai fréquenté la «colline inspirée» (c’est le surnom de l’Université de Kinshasa) pendant 5 années académiques- je précise «années académiques» parce qu’elles ne coïncident pas toujours avec les années civiles, loin s’en faut. J’en suis sorti avec un diplôme de licence en journalisme.
Le tweet de M. Matumo m’a rappelé des souvenirs que j’avais enfouis au fond de moi et dont je ne voulais plus me rappeler. J’aime me souvenir de mes années à l’université en pensant aux rigolades avec les camarades de la promotion, à l\’excitation qui m’envahissait peu avant l’annonce des résultats à la fin de l’année, aux vifs échanges avec les profs à l’amphithéâtre, aux interros, à l’ambiance pendant les cours, etc.
Mais la fac, ce n’était pas que ça.
«To lie bord»
J’habitais à Kimbanseke quand je fréquentais l’Université de Kinshasa. Pour aller en cours, je devais marcher pendant 20 minutes (aux pas de collégiens). Ensuite, il me fallait prendre un taxi-bus à l’arrêt «Sainte Thérèse» à Ndjili. Après 30 minutes (pour les jours sans embouteillages) ou 45 minutes voire une heure (pour les jours avec embouteillages) de trajet, j’arrivais à «Rond-point Ngaba» d’où je devais prendre un autre transport pendant une dizaine de minutes avant d’arriver finalement à la fac. Le tout, en m’efforçant d’arriver avant 8h00 pour trouver une place assise et suivre les cours dans des conditions plus ou moins confortables.
Après cette heure-là, les places assises étaient toutes occupées. Il fallait donc suivre les cours debout pendant plusieurs heures.
Ce que je raconte dans ce billet n’est pas une plainte. A titre personnel, je ne me plains de rien. Je peux même dire que la vie a été particulièrement généreuse envers moi.
Mais ce sont les conditions d’étude des milliers d’étudiants congolais que je voudrais partager ici.
Si moi, je pouvais avoir de quoi me payer le transport tous les jours, ce n’était pas le cas de tout le monde.
Quand j’étais à l’université, il y avait le «bord».
Explication : faute de transport ou de moyens de se payer un transport en commun ou pour toute raison qui, parfois m’échappait, il arrivait que des étudiants immobilisent un gros camion et obligent le conducteur à les transporter jusqu’à l’université.
Risques : se faire intercepter par les forces de l’ordre (Oui. La pratique est totalement illégale). Si elles sont en grand nombre et sont décidées de ne pas laisser faire les jeunes étudiants, échauffourées garanties avec interpellations et blessures à la clé. Il y a également un risque évident d’accident de circulation. Les camarades montaient jusqu’au-dessus de la cabine du conducteur. D’autres lui barraient carrément la vue en laissant leurs jambes descendre jusque sur la pare-brise. Et d’autres encore obligeaient le conducteur à suivre leur itinéraire même s’il ne permettait pas au gros véhicule de circuler correctement dans certaines rues exiguës de Kinshasa. Plus grave, il y avait des camions qui ne disposait même pas de place pour transporter des passagers. On appelait ça «kikalungu» (la poêle, en français). Dangereux, il exposait les étudiants à chaque virage. Mais il était le plus prisé (qui avait dit que les jeunes congolais ne prennent pas de risques ?).
Et quand 50, 60 voire 80 étudiants accrochés à tout ce que peut tenir une main dans un gros camion se rendaient à l’université, ils disaient «to lie bord».
Je ne me suis jamais rendu à la fac dans ces conditions. Mais j’ai déjà «mangé le bord». C’était lors de l’inhumation du père d’un camarade de l’auditoire. Nous nous sommes rendus au cimetière sur un «kikalungu». Je n’en suis pas fier.
Vers la fin de mon cursus académique, la pratique avait peu à peu disparu. Je crois que plus aucun étudiant ne se rend à la fac dans ces conditions aujourd’hui. Mais le calvaire n’est pas terminé pour les étudiants qui, nombreux, viennent des communes éloignées de l’Université de Kinshasa.
«Envoyez la matière»
Une fois arrivé sur le campus de l’université, il faut suivre le cours. C’est une autre histoire. Quand nous avons commencé le cursus en première année, il y avait environ 1100 étudiants inscrits au département de Communication à la faculté de Lettres. L’auditoire où nous devions suivre les cours était construit pour environ 200 étudiants.
C’est entassé et au bord de l’étouffement que nous suivions les cours du lundi au vendredi entre 8h et 17h (avec une pause d’une heure à midi).
Quand on arrivait un peu en retard, on suivait les cours debout. Prendre des notes en étant debout, être attentifs à ce que dit le professeur, ne pas se laisser distraire par le camarade qui bouffe tranquillement son pain avec du boudin. Autant de compétences qu’il fallait vite acquérir. Et si par malheur, on ne trouvait de place que dans le fond de la salle, il fallait oublier le cours ce jour-là. C’était la partie la plus animée de la salle. Un camarade avait toujours une bonne blague à lancer qui faisait rire tout l’auditoire. Et le camarade qui, chaque demi-heure, alors que tout le monde réclamait plus d’explications au professeur sur un point donné de l’enseignement du jour, lançait «envoyez la matière». Dans le brouhaha qui suivait, plusieurs professeurs mettaient fin au cours du jour et considéraient la matière comme vue. D’autres enseignants réduisaient sensiblement le volume de leur voix pour ne plus être suivis que par les étudiants assis au premier rang. A quoi les gaillards assis au fond de la salle répondaient en lançant «volume ! volume !».
De 1100, nous avons fini l’année à environ 600. Près de la moitié des camarades avaient arrêté. Conditions d’étude, difficulté à payer les frais académiques, beaucoup de personnes brillantes que j’avais connues au début de l’année étaient parties.
«Étudier est une activité socialement utile»
Étudier dans ces conditions n’est pas facile. Même la meilleure volonté du monde peut renoncer. C’était déjà le cas pour plusieurs générations avant la mienne. Ça l’a été probablement pour bien d’autres après moi.
Des cursus interrompus. Des jeunes hommes et femmes sans diplôme. Sans formation adéquate.
Dans un billet récemment publié sur son compte LikedIn, Jacques Attali s’est intéressé aux difficultés que vivent les jeunes en France en ce temps de Coronavirus. Alors que beaucoup connaissaient déjà des situations précaires, la crise les a enfoncés davantage.
Ça m’a fait penser à mes camarades de la fac avec qui on partageait le «muamburger» (du pain avec de la pâte d’arachide) à midi pour tenir jusqu’au soir. Quelques fois, on pouvait accompagner ça avec du Coca. Quelques fois. les autres fois, un sachet «d\’eau pure» faisait l\’affaire.
Et comme je l’ai signalé plus haut, moi j’étais un privilégié. Je ne manquais pas de repas à midi. Ce n’était pas le cas de nombreux autres camarades dont on découvrait les histoires pendant qu’on attendait un prof qui ne venait pas.
Plusieurs sont devenus aujourd’hui avocats, médecins, architectes, etc.
Mais combien ont décroché ? Pour toujours. Combien ont vu leurs rêves à jamais brisés ? Ils n’ont plus jamais mis les pieds dans un amphithéâtre pour se relancer, pour essayer une nouvelle fois.
Dans sa publication, Jacques Attali s’interroge : «que deviendra un pays où bien des étudiants d’aujourd’hui, contraints à renoncer, n’acquerront pas les compétences nécessaires au monde de demain ?»
La question est également posée pour le Congo. Je ne dispose pas de statistiques à ce sujet. Mais je crois savoir que si on comptabilisait le nombre des jeunes qui arrêtent leurs études, faute d’argent ou pour des raisons autres que celle liées à leurs capacités intellectuelles, le chiffre serait effrayant.
Des jeunes sans formation dans un monde tous les jours plus complexe sont autant d’obstacles pour une nation comme la nôtre qui a l’ambition de se faire une place dans un environnement mondial aussi compétitif.
J’ai vu que les homes d’étudiants ont été récemment réhabilités à l’Université de Kinshasa. J’en ai été heureux. Quand j’y étudiais, les homes ressemblaient à des poubelles géantes. Je garde encore l’image du home 20 dans lequel était logé l’un de mes meilleurs amis, aujourd’hui ingénieur informaticien. Accepter d’y vivre 5 ans et sortir de la fac avec un diplôme, il fallait avoir sacrément de caractère.
Il est temps que tout ceci change. La formation des jeunes ne doit plus être une question subsidiaire. Ça doit être LA question dans un pays dont la proportion de personnes de moins de 20 ans est estimée à 61 % de la population totale.
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