Le pacte
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La nuit a été courte pour Éric. Il n’a pratiquement pas dormi. De sa conversation avec sa mère, la veille, il a retenu deux phrases : «C’est Jessica que tu aurais dû épouser» et «Tu n’évolues plus». Il ne sait pas encore dire laquelle des deux lui fait le plus mal. Mais quelque chose au fond de lui semble suggérer que les deux affirmations sont liées.
Affectivement, Éric est très proche de sa mère. Il n’a que très peu de souvenirs de son père. Homme très occupé et passant sa vie plus dans les aéroports et avions que dans son ménage, Patrice Tabu a tout de même laissé dans l’esprit de son fils un vague souvenir d’un père attentionné qui aimait porter Éric sur ses épaules lors de leurs rares ballades du dimanche matin. Grand, fort, brillant et cultivé, Patrice Tabu voulait que son fils ait la meilleure éducation possible. Qu’il fréquente les meilleures écoles. Peu avant sa mort, il tentait de convaincre son épouse d’aller vivre en France avec le petit Éric. Le père voulait que son enfant étudie à Saint-Louis de Gonzague, célèbre établissement jésuite de Paris.
Ce monde merveilleux dont il ne garde pas un grand souvenir s’écroule le 6 juillet 1992 quand le père décède brusquement de suite d’un arrêt cardiaque. Si elle n’avait plus les moyens d’envoyer son enfant étudier à Franklin, la mère d’Éric, magistrate qui a longtemps travaillé dans les cabinets de plusieurs ministres de la Justice, a tenu que son fils ait une bonne formation scolaire. Elle avait réussi. Ce qui renforce son sentiment de gâchis quand elle voit son fils garder le même emploi d’informaticien pendant quatre ans dans une entreprise de microfinance dont tout le monde annonce la faillite.
«J’ai été dure envers toi hier. Je m’en excuse.»
Malgré son apparente froideur très caractéristique des dames qui ont fait des études de droit, Monique Tabu est une grande sensible. Au lendemain de sa discussion avec son fils, elle lui envoie un SMS tôt dans la matinée.
«C’est ta façon de m’aimer. Moi aussi je t’aime. Bisous», lui répond Éric.
Entre la mère et le fils, c’est un amour fusionnel. Ou plutôt, c’était. Jusqu’à ses vingt ans, Éric n’avait que le nom de sa mère à la bouche. C’était son point fixe. Son repère. Sa maman ne vivait que pour lui. C’est à cause de lui qu’elle ne s’est pas remariée. Et lui n’avait d’yeux que pour elle.
Mais quand il a commencé à fréquenter les filles à l’université, Éric s’est peu à peu éloigné de sa mère. Cette dernière l’avait compris et n’en avait pas fait reproche à son fils qui continuait à obtenir de bons résultats académiques.
Ce sont ensuite les décisions que son enfant a prises après l’université qui ont commencé à agacer furieusement «Maman Monique». Éric a refusé de postuler pour être retenu assistant alors qu’il avait distingué trois fois durant son cursus à l’Université de Kinshasa.
Alors que l’un de ses enseignants le lui recommandait vivement, il a également refusé de tenter sa chance pour obtenir une bourse afin d’aller faire un troisième cycle dans une université japonaise, préférant travailler tout de suite.
Ces deux décisions associées aux hésitations de son fils face à Jessica avaient achevé de briser la complicité entre la mère et le fils.
«Tu manques terriblement d’ambition. Ton père aurait eu honte de toi», avait assené Monique à Éric, un soir où le fils avait débarqué chez elle, ivre, lui expliquant avoir perdu les clés de son appartement où il vivait depuis une année.
Mère aimante, elle n’avait pas désespéré, mettant les étourderies de son enfant sous le compte de sa jeunesse. Jusqu’à l’arrivée de Rebecca. Pour Monique, c’était la mauvaise décision de trop. Celle qui allait compromettre l’avenir de son enfant.
«Le mariage est une chose très sérieuse. Il n’y a pas de retour en arrière possible», avait-elle dit à son fils la première fois où ce dernier lui a parlé de Rebecca. En bonne juriste, elle avait mené son enquête, interrogé des proches, passé aux cribles les comptes Twitter, Facebook et Instagram de sa probable future belle-fille. Conclusion de l’enquête : «Cette fille n’est pas digne de mon fils».
Monique l’avait dit à Jessica. Cette dernière avait repris contact avec la mère d’Éric quelques semaines après son arrivée à Kananga. La jeune dame n’a pas oublié que si elle a fini par se décider au sujet de son mariage avec Marc, c’était en grande partie grâce à Monique. Les deux dames échangent désormais par mails.
«Gmail a remplacé la poste», aime à plaisanter la mère d’Éric qui, autrefois, entretenait une abondante correspondance avec ses amies. En deux mails, elle avait dressé le portrait de Rebecca à Jessica.
Ainsi quand Éric appelle Jessica au téléphone, au lendemain de sa dernière discussion avec sa mère, son ancienne camarade de classe est au courant de tout.
-Monsieur l’influenceur, bonjour.
-Quoi ?
-Fally dit qu’il n’y a pas de roi sans reine. J’en conclus qu’il n’y a pas d’influenceuse sans influenceur.
-Je comprends pourquoi tu t’entends si bien avec ma mère.
-Je ne te le fais pas dire, mon cher.
-J’imagine qu’elle t’a aussi dit qu’elle avait toujours voulu que tu sois mon épouse.
-Elle n’avait pas besoin de me le dire. Je l’ai toujours su.
Éric marque un temps d’arrêt. L’aveu de Jessica le prend par surprise.
-Alors, comme ça tu veux épouser une influenceuse, enchaîne la jeune dame.
-Attends ! Comment ça se fait que ma mère et toi parliez de moi dans mon dos. C’est quoi le projet ?
-Mais, on ne parle pas de toi. Elle me parle de son fils et de ses décisions pour le moins étranges.
-Au cas où tu ne serais pas au courant, ce fils, c’est moi.
-Ah vraiment ! Je ne m’en doutais pas.
-Je suis sérieux. Je ne rigole pas.
-Ça ne t’empêche pourtant pas d’être sur le point de foutre ta vie en l’air en voulant te marier avec une fille dont la moitié des hommes riches de Kinshasa ont déjà vu la petite culotte.
-Je ne te permets…
Éric n’avait pas fini sa phrase que Jessica avait déjà repris la parole.
-Hé jeune homme ! Je n’ai pas besoin de ta permission pour dire quoi que ce soit. Je te parle comme bon me semble. Et tu vas écouter ce que j’ai à te dire.
Fils unique, élevé par une mère trop aimante, Éric concentre tous les défauts des enfants dans cette situation : égocentrique, solitaire, possessif, capricieux. Mais s’il est une personne à qui Éric ne tient pas tête, c’est Jessica. Les deux jeunes gens sont comme liés par un pacte non écrit dont ils sont les seuls à connaître le secret. En disant à son fils «C’est Jessica que tu aurais dû épouser», la mère d’Éric avait, sans le savoir, réveillé le souvenir de ce pacte.
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