Le monde est violent. Il faut faire avec
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Au cours des deux premières semaines de ce mois de décembre, j’ai lu successivement deux livres que je souhaitais lire depuis quelque temps déjà. La politique ou, plus exactement, la géopolitique est probablement le sujet auquel j’ai consacré le plus de lectures ces derniers mois. Et elle est au cœur de «Raymond Aron. Le spectateur engagé» et «Henri Kissinger. Le diplomate du siècle». Le premier est en fait un livre-entretien où Raymond Aron, philosophe et journaliste français, est longuement interrogé sur les grands évènements du XXe siècle. M. Aron est probablement l’un des trois intellectuels qui ont le plus influencé la pensée politique française au siècle dernier. Le deuxième livre est un petit volume savoureux qui raconte la vie du célèbre diplomate américain. Son auteur, l’ambassadeur Gérard Araud est un admirateur de Kissinger. Et il ne s’en cache pas.
Raymond Aron et Henry Kissinger se connaissaient. Et même s’ils ne partageaient pas toujours les mêmes convictions, ils avaient en commun ce regard froid et réaliste du monde, caractéristique du parfait analyste et du décideur efficace.
Et si l’un a effectivement exercé des fonctions politiques (Kissinger a été conseiller à la sécurité nationale et secrétaire d’Etat) et l’autre non, les deux qui ont été enseignants d’université ont eu une influence considérable sur plusieurs générations de politiciens et de diplomates.
La politique, un combat douteux
Y a-t-il de la place pour la morale dans la politique ? Ou plus précisément, dans la politique internationale ?
Raymond Aron et Henry Kissinger répondraient par la négative. Et ils ont raison.
Dans la définition de la politique étrangère d’un pays, les considérations d’ordre moral ne peuvent qu’occuper une place accessoire.
«La défense ! C’est la première raison d’être de l’Etat. Il n’y peut manquer sans se détruire lui-même», déclarait le général de Gaulle à Bayeux en 1952.
La question qui revient le plus souvent quand on a dit ça, c’est : est-ce qu’au nom de la sécurité des citoyens et de la défense du pays, on a le droit de tout faire ? Non, évidemment.
Mais c’est mal poser le problème que de le formuler de cette façon. Car, comme l’explique très justement Raymond Aron, «tous les combats politiques sont douteux. Ce n’est jamais la lutte entre le bien et le mal, c’est le préférable contre le détestable. Il en est toujours ainsi, en particulier en politique étrangère.»
Rarement, un responsable politique est face à deux bonnes options dont il faut choisir la meilleure. Toujours, il s’agit de trancher en deux maux. L’habileté consiste à en choisir toujours le moindre.
Diriger un pays ou en conduire la politique étrangère, c’est être amené constamment à faire des choix douloureux.
«L’exercice de tout pouvoir conduit à faire des choix douloureux – il s’agit parfois de choisir un mal dont on pense qu’il permet d’éviter le pire. La politique, c’est le plus souvent la recherche du moindre mal. Pour citer Goethe, ‘’Celui agit est toujours injuste ; seul celui qui observe est juste’’», note ainsi Gérard Araud dans son livre consacré à Kissinger.
Les Etats ont des intérêts
Dans son «Dictionnaire amoureux de la géopolitique», Hubert Védrine, un autre grand connaisseur de la géopolitique, moque les opinions publiques des nations européennes et américaines qui veulent tout et tout de suite et exige de leurs dirigeants à la fois des résultats tangibles et le respect des droits humains extensibles à l’infini et partout. Un piège pour un responsable politique.
Qu’on me comprenne bien. Je ne suis pas en train de défendre une politique internationale immorale ou débarrassé de toute ambition relevant de la défense des droits de l’homme. Mais j’estime que les droits de l’homme, les bons sentiments ne doivent jamais être le premier critère dans la définition d’une politique nationale ou internationale. Le premier élément à tenir en compte pour juger une politique publique, c’est l’efficacité. Les responsables politiques sont payés pour trouver les réponses les plus efficaces aux problèmes les plus complexes. Et dans le temps le plus raisonnable.
«On ne peut pas vivre dans l’obsession de défendre les droits de l’homme. S’il s’agit d’avoir une politique étrangère, non, on ne peut pas faire une politique étrangère à partir de l’idée du respect des droits de l’homme», tranche ainsi Raymond Aron. Et ce n’est pas du cynisme. C’est du réalisme.
Les Etats ont leurs intérêts et font quotidiennement face à d’autres Etats qui ont également leurs propres intérêts. Et c’est dans cette jungle où seul l’intérêt compte que les diplomates sont obligés de se mouvoir, de coopérer, de négocier, de collaborer, de se confronter pour obtenir le moins mauvais résultat pour leurs pays. La morale n’a rien à y faire.
«L’homme suit les mêmes ambitions, nourrit les mêmes peurs et commet les mêmes erreurs de siècle en siècle. De Richelieu à Kissinger, se répète la même volonté de l’homme d’Etat non de changer un monde immuable dans ses ressorts, mais d’en orienter le cours au mieux des intérêts de son pays.»
C’est cela la boussole d’un responsable politique qui conduit son pays dans un monde chaotique où être gentil et respectueux n’apporte aucun bénéfice, si on n’est pas efficace.
Je souris souvent quand j’en entends évoquer «la volonté de la communauté internationale» pour résoudre telle ou telle autre crise. Chaque pays est responsable de son propre destin. Si son salut passe par une guerre, il faut la faire.
Il est triste de constater que beaucoup de pays africains continuent de cultiver une vision paresseuse et purement émotionnelle du réel.
Un pays n’est pas un homme
La réalité est que le monde est brutal et violent. Il faut faire avec parce qu’on n’y peut rien changer. Comme on ne peut pas changer la nature humaine. Elle est faite de grandeurs et de bassesses, de hauteurs et de profondeurs.
Un responsable politique doit en être conscient et pouvoir décider en conséquence. Un pays ne choisit pas ses voisins. Si vous en avez un indélicat, traitez-le comme tel.
«La communauté internationale, c’est la cour de récréation d’où le surveillant s’est absenté. Être le plus gentil, le plus intelligent ou le plus respectueux de règlement n’y sert pas à grand-chose, c’est être le plus fort ou le plus malin qui compte. […] La solution de tout conflit est inévitablement plus proche des demandes du fort que celles du faible. Le juge suprême, ce n’est pas le droit, c’est le rapport de forces. On peut le regretter mais c’est la froide réalité du monde», analyse l’ambassadeur Araud.
Un pays comme le Congo doit pouvoir en être conscient. Être militairement le plus fort possible pour ôter aux autres toute envie de s’en prendre à vous sans risquer de le regretter amèrement. Graham Allison reprend dans son livre «Vers la guerre», cette confidence du président Theodore Roosevelt :
«S’il me fallait choisir entre deux types de politique, celle du sang et du fer ou celle de l’eau et du lait, j’opterais pour la première. Elle est supérieure à l’autre, non seulement pour notre pays, mais, sur le long terme, pour l’ensemble du monde.»
Les métaphores ont des limites. Celle qui tend à comparer un Etat à un être humain est particulièrement inadaptée.
Certes, on peut toujours alléguer que comme un homme, un État peut mourir, être malade ou même souffrir. Mais la comparaison s’arrête là.
Les États ne sont pas des hommes et n’entretiennent donc pas de relation interpersonnelle. On ne peut pas appliquer à la politique internationale les règles de la bienséance sociale entre humains.
«Rien de plus légitime, en apparence, que d’attendre que les Etats respectent la même morale que les individus. Affirmer, au contraire, que les deux n’ont rien en commun, c’est s’attirer les accusations de cynisme ou d’amoralisme. […] Les relations internationales et notre existence de citoyen se déploient dans deux univers irréductibles : d’un côté, une jungle sans juge ni gendarme où le plus fort l’emporte sur le plus faible, quels que soient les droits de chacun et, de l’autre, notre société apaisée où le poste de police n’est jamais loin», nous prévient ainsi Gérard Araud.
C’est pour cette raison qu’il ne faut jamais préjuger de la bonne foi des autres acteurs internationaux. Ils ont leurs propres intérêts et les défendent comme ils l’entendent. Et ce qui peut, du point de vue humain, être perçu comme relevant du bon sens peut parfaitement être une folie dans les rapports entre États.
C’est cela que j’ai retenu en lisant Raymond Aron et Gérard Araud. Une confirmation plutôt qu’une découverte, en ce qui me concerne.
Dans un autre billet consacré au «Dictionnaire amoureux de la géopolitique» d’Hubert Védrine, j’empruntais à l’ancien ministre français son vœu, en l’adaptant à mon goût : que l’Afrique (et le Congo, particulièrement) devienne machiavélienne ! Face aux soubresauts d’un monde chaotique, c’est le réalisme qui nous sauvera. Pas la «communauté internationale». Ni les bons sentiments.
Dans un monde violent et chaotique, il vaut mieux être froid et calculateur pour décider en toute circonstance dans le sens de ses intérêts.
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