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Le combat qu’il nous faut toujours livrer

Le combat qu’il nous faut toujours livrer

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Dans l’histoire des nations et des hommes, il nous arrive presque naturellement de vouloir définir des points de bascule, ces «moments-clés» que la postérité retiendra comme ceux qui ont changé le cours de l’histoire. Exercice tout humain et très tentant mais qui, trop souvent, nous fait passer à côté de l’essentiel.  

Qui n’a jamais lu ou entendu qu’un empire a décliné à cause de la mort d’un souverain dont le règne aura été très rayonnant. Ou qu’une guerre a été perdue le jour où tel général- réputé grand stratège- a pris telle mauvaise décision.  

L’exercice est si tentant que même dans la petite histoire- celle qui s’écrit avec un petit h- on entend des commentateurs annoncer que va se jouer le week-end prochain un match décisif pour la course au titre dans un championnat de football. Celui qui va faire basculer la saison. Et de fait, c’est devenu un exercice auquel tout le monde se livre. Pour expliquer une vie professionnelle ratée, on va trouver une décision qui permettrait de comprendre cet échec. Pour tenter de comprendre pourquoi un mariage a volé en éclat, on va également chercher le jour, le «moment T» où tout aurait basculé.

Cette façon toute schématique et somme toute plaisante de simplifier les récits personnels et collectifs pour «faciliter» la compréhension n’en est pas moins problématique. Car, pour peu qu’on s’en donne le temps, la réflexion nous conduit toujours à conclure que les crises et les catastrophes que nous vivons personnellement et collectivement ont toutes des explications complexes qui dépassent les «points de bascule», «moments charnières» et autres «points de rupture».

Une crise ne sort jamais de nulle part. Pour reprendre la formule de Xavier Alberti, «il n’y a pas de ‘’crise miracle’’ ou de ‘’catastrophe miracle’’, c’est-à-dire qui ne serait pas le fruit d’un écheveau de raisons».

L’excès, la nouvelle norme ?

Nos échecs personnels et collectifs sont la résultante des situations et circonstances diverses et variées. Ils sont presque toujours la conséquence d’une accumulation de mauvaises décisions, de renoncements, de précipitations, de laisser-aller, de mauvaises habitudes qui, répétées jour après jour, finissent par faire le lit d’une défaite, d’un échec, d’une crise ou d’une catastrophe.

C’est ainsi que certains pays se sont retrouvés en pleine crise de Coronavirus en train de chercher de masques. C’est aussi pour cette raison que d’autres pays ont découvert, à l’occasion de la guerre en Ukraine, qu’il ne serait plus en mesure de faire face à un conflit de haute intensité s’il éclatait aujourd’hui.

Il en va des institutions comme il en va des hommes.

A l’occasion de la visite du président Macron à Kinshasa, on a vu déferler sur les réseaux sociaux un torrent d’insultes et d’invectives entre les soutiens et les opposants à l’actuelle administration à la tête du Congo.

Je ne reviendrai pas sur les déclarations des deux chefs d’État, congolais et français, lors de leur conférence de presse commune. Tout le monde a suivi. Chacun peut se faire sa religion.

Je voudrais, en revanche, vous parler de ce qui jour après jour semble devenir une certaine norme dans nos sociétés post-modernes dominées par la parole omniprésente. Médias traditionnels, médias en ligne, médias personnels. On ne compte plus le nombre de canaux où la parole est diffusée, relayée, commentée, disséquée à l’infini. L’humanité aurait fait un grand pas si cette multiplicité de voies d’expression permettait un meilleur débat. Ce n’est pas le cas.

Fally Ipupa qui, avec d’autres, a été reçu à l’Élysée par le président Macron et qui, ensuite, s’est offert un moment de détente avec le chef de l’État français à Bandal, son quartier, a été l’objet d’insultes et d’attaques injurieuses sur les réseaux sociaux.

Je ne le défendrai pas. Il n’a pas besoin de moi pour cela. Comme je ne commenterai pas les images où on voit le président Macron et Fally Ipupa prendre une bière. Mais je m’interroge : est-il encore possible aujourd’hui d’exprimer un désaccord sans insulter ? De discuter sans s’invectiver ? De débattre sans mépriser ?

Dans «Impressions et lignes claires», Gilles Boyer et Edouard Philippe font ce constat fort malheureux : «Le complotisme, l’irrationalité, l’invective, la posture et parfois l’imposture ont pris la main sur le débat public. Les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux, qui ont en commun d’avoir donné la parole à ceux qui ne l’avaient pas, ce qui aurait dû constituer un progrès important, ont charrié leur lot d’excès, enrichissant parfois le débat public, l’appauvrissant souvent.»

Des polémiques qui appellent d’autres polémiques. Toute image, vidéo ou petite phrase appelle des réactions qui en appellent d’autres. Toujours plus virulentes. Toujours plus agressives. Toujours plus excessives.

Notre société est désormais un lieu où l’excès tend à devenir la norme en toute chose.

«La société des hystériques»

Nous avons pris une mauvaise pente. Comme je l’ai écrit plus haut, il serait présomptueux et réducteur d’expliquer ce travers par un évènement particulier. Il n’y a pas de «moment clé» ni de point de bascule à partir duquel nous pouvons établir que là, tout a commencé. Et les réseaux sociaux ne sont pas responsables de tout.

Nous avons tous collectivement œuvré à l’avènement de cette «société des hystériques» que décrit si bien Xavier Alberti sur son blog :

«Au fil des réseaux sociaux, des polémiques, des crises plus ou moins profondes, des affrontements plus ou moins larvés, une évidence se dessine: Ce qui mine nos sociétés c’est la radicalité avec laquelle chacun veut, non plus seulement exprimer, mais imposer ce qu’il est.»

C’est de cela qu’il s’agit. Nous préférons désormais imposer ce que nous pensons plutôt que de l’exprimer et de laisser à l’autre le soin d’être d’accord ou pas.

Ce faisant, nous oublions que, comme l’écrit Albert Camus, «le démocrate est celui qui admet qu\’un adversaire peut avoir raison, qui le laisse s\’exprimer, et qui accepte de réfléchir à ses arguments», car «quand des hommes sont assez persuadés d\’avoir raison pour accepter de fermer les bouches par la violence, la démocratie n\’est plus».

Voilà le risque que nous courrons désormais. Celui d’ériger une société de l’intolérance où tout le monde croit tout savoir et devoir l’imposer à tous. Pas nos cris, nos invectives, nos injures, nous apportons chaque jour une brique pour la construction de cette société. Chacun accusant l’autre d’être plus intolérant que lui, nous ne comprenons pas que le problème est juste là : au bout de ces doigts qui au lieu de feuilleter un livre scrollent sans fin les fils d’actualité de Twitter, commentant, invectivant, menaçant, injuriant. Et oubliant que c’est ce même tempérament que nous léguons aux plus jeunes qui apprennent plus par l’exemple que par la parole.

Nous serons demain surpris d’entendre nos enfants nous parler sur le même ton. Nous feindrons d’être blessés et de mettre sur le compte d’une jeunesse inconsciente des tares que nous avons pourtant patiemment construites et consolidées, en en faisant la norme de nos vies digitales. Et physiques.

Le combat qu’il nous faut toujours livrer

Il y a deux ans, en répondant à une internaute qui affirmait qu’Étienne Tshisekedi portait la responsabilité du parti-État institué par le président Mobutu puisqu’il était l’un des inspirateurs du Manifeste de la Nsele, je me suis vu traiter de «fanatique écervelé» sur Twitter.

J’expliquais à la dame que dans le Manifeste de la Nsele, il n’était pas mentionné l’instauration du parti-État. Le document qui a inspiré la constitution de 1967 plafonnait le nombre de partis politiques dans le pays à deux.

Mon éducation. Ma formation. Mon travail. Tout m’interdit de répondre à l’injure par l’injure. Je me suis tu.

A force de nous répéter à nous-mêmes que nous sommes des personnes libres qui ont le droit de TOUT dire et de TOUT faire, nous avons perdu de vue, ce que c’était la liberté.

Comme l’écrit encore Xavier Alberti, «la liberté ne rime ni avec hasard, ni avec dilettante, ni avec précipitation, c’est tout le contraire. […] la liberté se mérite par la préparation, par la prudence et par la discipline, c’est-à-dire par tout ce qui semble la restreindre et qui pourtant, systématiquement, la précède».

La liberté ne va pas sans responsabilité. Elle ne vaut rien si elle ne nous impose pas la tempérance, la modestie, la nuance.

Il est bon de se rappeler : «Être libre, rien n’est plus grave. La liberté est pesante, et toutes les chaînes qu’elle ôte au corps, elles les ajoute à la conscience.»

C’est pour cette raison que la liberté n’est jamais acquise. C’est un combat. Contre qui ? Contre nous-mêmes. Un combat qu’il ne faut jamais arrêter de livrer.

Dans «La grande fatigue», on peut lire:

«À force de sacrifier ce que nous avons en partage au nom de ce qui nous sépare, à force de tourner le dos à l’effort collectif pour préférer le confort individuel, à force de délaisser les communs qui réunissent pour préférer les particularismes qui définissent, peut-être avons-nous perdu de vue le combat qu’il nous faudra toujours livrer, celui contre nous-même, contre nos propres faiblesses, nos propres lâchetés et nos propres tentations.»

Notre société cesse d’exister dès lors que nous refusons de livrer ce combat. C’est le prix à payer pour préserver notre vivre-ensemble, notre démocratie (aussi imparfaite soit-elle) et notre nation. Nous le devons à ceux à qui nous allons laisser ce pays. Nous leur devons un pays uni, réconcilié avec lui-même et prêt à se battre pour sa grandeur et son honneur. Pour cela, il nous faut réapprendre à nous écouter, à accepter nos différences et à avancer ensemble, malgré tout.

«Quand les ombres s’allongent, les jours, comme la vie, raccourcissent.»

Ne laissons pas les ombres de nos égoïsmes et de nos vanités raccourcir la vie de notre nation. Plus que jamais, elle a besoin de nous, unis, déterminés et engagés.

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