La République et l’école sont indissociables
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Le 19 novembre 1957 alors qu’il venait de se voir décerné quelques jours plus tôt le Prix Nobel de la littérature, Albert Camus adresse une lettre à Louis Germain, son instituteur avec qui, comme le rappelait Ouest France sur son site Internet, il avait préparé à Alger le concours des bourses pour les collèges et lycées.
Cette lettre, courte mais dont on devine la sincérité, devrait être lue plus souvent. Et pas seulement quand un enseignant est assassiné dans des circonstances horribles.
Elle devrait être lue notamment par des adultes qui, formés et accompagnés par des enseignants, ont le devoir de veiller à ce que ces derniers travaillent toujours dans les meilleures conditions matérielles et intellectuelles possibles car, comme l’écrit Jacques Attali, «si on ne met pas les nouvelles générations en situation de découvrir leurs talents, de les faire s’épanouir, on n’aura pas, dans vingt ou trente ans, les ingénieurs, les savants, les chercheurs, les entrepreneurs, les innovateurs, les paysans, les médecins, les journalistes, les avocats, sans lesquels même les générations actuellement au pouvoir, ne pourront pas vivre une retraite décente, ni financièrement, ni socialement, ni écologiquement, ni démocratiquement».
Monsieur Amuri
S’occuper des enseignants, ce n’est pas faire preuve de reconnaissance, comme je l’entends souvent. Non. Un adulte ne fera jamais rien qui puisse être la juste récompense des efforts et des sacrifices de ses enseignants.
«Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé», écrit Camus, faisant référence au Prix Nobel qu’il venait de recevoir.
La main affectueuse. En deuxième année primaire, mes parents décident de m’inscrire dans une nouvelle école, le Complexe scolaire Cardinal Malula à Kinshasa. Je commence l’année avec un retard de deux mois. Des questions administratives ayant retardé mon admission.
Le jour où papa me conduit finalement dans ma nouvelle école, il me laisse auprès du secrétaire administratif. J’y patiente une demi-heure, trépignant d’impatience de découvrir mes nouveaux camarades de classe. Je vois alors un monsieur jeune et souriant s’arrêter à la porte du bureau.
-Bonjour Vieux !
-Ho Amuri ! Comment ? Tiens, j’allais venir dans ta classe d’ailleurs. Ce petit vient d’arriver. C’est ce matin qu’on a finalisé son dossier. Je veux qu’il soit dans ta classe.
-Pas de problème.
Le jeune enseignant me regarde avec un sourire bienveillant et me lance :
-Viens par ici mon grand.
Il me prend par la main et quelques minutes après, nous entrons dans ce qui sera ma nouvelle salle de classe. Tout le monde se lève (pas pour moi. Evidemment !).
-C’est votre nouveau camarade de classe. Comportez-vous bien avec lui.
Les premiers résultats inscrits sur mon bulletin de deuxième année primaire étaient 70%. Aux examens de fin d’année, j’avais obtenu 90%.
Aujourd’hui, je peux dire à Monsieur Amuri comme jadis Albert Camus à Monsieur Germain :
«Votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève.»
Si vous pouvez lire des textes sur ce blog, c’est parce que Monsieur Amuri a correctement fait son travail. Et tous les jours, ils sont des milliers qui se dépensent sans compter pour que des jeunes esprits deviennent des citoyens libres sur qui le pays peut compter.
Malheureusement, dans le grand brouhaha qu’est devenu le débat public, il n’y a plus de place pour des discussions sérieuses sur la place de l’école au Congo. Tout le monde sait pourtant que ce secteur est en crise. Et tout le monde sait également que la République est toujours en danger quand l’école va mal.
Ne renonçons pas
Comme l’écrit Édouard Philippe dans «Des lieux qui disent» :
«La crise de l’enseignement n’est pas une crise de l’enseignement ; il n’y a pas de crise de l’enseignement ; (…) les crises de l’enseignement ne sont pas des crises de l’enseignement ; elles sont des crises de vie (…). Les crises de vie sociale s’aggravent, se ramassent, culminent en crises de l’enseignement.»
Nous traitons si mal nos enseignants, oubliant que, ce faisant, c’est notre propre République que nous maltraitons.
Il n’y aurait jamais eu de Camus en France si l’école française était aussi médiocre que l’école congolaise actuellement.
«Pour apprendre, écrit Édouard Philippe, il faut un maître, qui n’est pas l’égal, ni l’ami, ni le ‘’baby-sitter’’ de l’élève.»
L’apprentissage est au cœur de tout projet républicain. Le mépris que les adultes congolais lui réservent ne peut qu’accélérer la déliquescence d’un pays, déjà en proie aux démons de la division et des querelles stériles.
Mais je veux croire qu’il n’est pas trop tard pour réagir.
Comme le soutient encore Édouard Philippe dans «Des lieux qui disent» :
«C’est une règle à laquelle il est préférable de croire lorsqu’on aime l’action publique et son pays. Il n’est pas trop tard pour bien faire, pas trop tard pour inverser une courbe, pas trop tard pour prendre une décision qu’il aurait été intelligent de prendre avant. Les seules malédictions fatales en politique sont la désinvolture et le renoncement.»
Ne renonçons donc pas. Je suis d’ailleurs heureux de découvrir tous les jours des personnes disposées à s’occuper sérieusement des jeunes esprits congolais.
Je ne vais en citer qu’une seule : Assina Kahamba. Elle est la préfète d’un établissement scolaire à Kinshasa. Sur les réseaux sociaux, elle partage sa passion pour l’enseignement.
Le 30 avril dernier, alors que le pays célébrait la journée de l’enseignement, elle a publié sur son compte LinkedIn :
«Equation du jour : Tout le monde veut ses enfants bien formés, personne ne veut devenir enseignant… Comment on fait ?».
Bonne question.
J’en ai une autre. Elle s’adresse à ceux qui se destinent aux métiers de l’enseignement : êtes-vous sûr de pouvoir faire en tout temps preuve d’autorité et de tendresse, de compétence et de moralité, de sévérité et de compassion sans quoi tout le projet éducatif est voué à l’échec ?
La République et l’école sont indissociables
«Il y a des métiers si nobles, qu’on ne peut les faire pour de l’argent sans se montrer indigne de les faires ; tel est celui de l’homme de guerre ; tel est celui de l’instituteur», fait remarquer Jean-Jacques Rousseau dans «L’Emile».
Ne l’oubliez pas : «Au cœur de l’école, il y a l’effort de l’élève et l’autorité du professeur». L’un n’est rien sans l’autre.
Dans un texte poignant publié après l’assassinat de Samuel Paty, Xavier Alberti notait :
«De cette estrade de mes classes d’école où des institutrices et des instituteurs de la République m’ont appris qu’il fallait se lever quand le professeur, le directeur ou l’inspecteur entrait dans la classe… pourquoi ? Par respect, pour marquer notre crainte, notre reconnaissance et notre acceptation de l’autorité, non pas celle qui fait écho à la violence mais celle qui naît de ce que nous imposent la compétence et la moralité. Nous nous levions parce que dans la République d’alors, l’instituteur incarnait une figure centrale, un repère qu’aucun parent n’aurait contesté; nous nous levions parce que nous craignions nos parents et que l’instituteur en était le prolongement; nous nous levions enfin, sans le savoir, parce que la verticalité marque symboliquement l’acceptation du contrat social qui nous lie et parce qu’on n’imaginerait pas les députés du tiers-état, prêter le serment du jeu de Paume, assis.»
La République et l’école sont indissociables.
En nous apprenant au quotidien ce qui constitue un esprit libre, un esprit critique, une conscience éclairée, un citoyen, les enseignants posent les bases d’une République où l’ordre et la liberté ne sont pas contradictoires.
C’est en cela que les instituteurs et les professeurs remplissent une fonction vitale de la démocratie.
C’est à l’école que des jeunes esprits doivent apprendre mieux que partout ailleurs que la réussite se construit à coups de travail, de volonté, d’audace, de courage et de talent.
C’est parce que l’école a cessé de jouer ce rôle que la corruption est devenue une compétence à part entière au Congo. Désormais, on estime que celui qui est capable de laisser quelques billets de banque ici et là pour obtenir gain de cause est «pragmatique». D’autres le trouveront débrouillard.
La débrouillardise c’est être capable d’utiliser du matériel recyclé (carton d’emballage d’un téléviseur ou d’un transistor) pour fabriquer une maison en carton afin de rendre son devoir de travail manuel.
Remettre de l’argent à un agent public pour obtenir un service, c’est de la corruption.
C’est parce que l’école a cessé de jouer son rôle que nous préférons croire plutôt que comprendre, juger plutôt qu’analyser.
C’est parce que l’école a cessé de jouer son rôle que la démocratie est devenue un vain mot juste bon pour des discours insipides et sans substance.
C’est parce que l’école a cessé de jouer son rôle que la liberté est devenue synonyme de faire ce que l’on veut. Non. Être libre, c’est faire ce que l’on doit. «La liberté se mérite par la préparation, par la prudence et par la discipline, c’est-à-dire par tout ce qui semble la restreindre et qui pourtant, systématiquement, la précède».
C’est en l’apprenant tous les jours à l’école que des individus deviennent peu à peu des citoyens. La République et l’école sont indissociables.
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