La nature distribue les cartes, mais c’est nous qui jouons…
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Je ne porte que des pantalons. En jupe ou en robe, je ne me sens pas protégée. Je ne sais pas dire exactement de quand précisément date cette sensation. Ou plutôt, si. Je le sais. Mais je ne puis me l’avouer. Enfants, maman nous habillait comme des petites princesses le dimanche pour la messe : robes, diadèmes sur la tête, chaussures de marque avec des chaussettes assorties. Ma sœur et moi étions élevées comme des jumelles. Maman nous habillait toujours avec des habits identiques, sauf quand papa poussait l’un de ses coups de gueule qui faisaient sursauter tout le monde à la maison.
-Mais Célestine, ce sont deux enfants différents. Bon sang !
Maman nous ramenait alors dans sa chambre en boudant et nous habillait chacune à sa façon, tout en maudissant papa dans une langue que nous ne connaissions pas.
Mais ce n’est pas de là que vient mon aversion de robes et jupes.
Quand je suis arrivée à Kinshasa, j’avais 12 ans. Le domicile du monsieur entre les mains de qui maman m’avait confié au port de Kisangani était très exigu. Notre maison de Kigali comptait quatre chambres, deux salles de bain, une cuisine, un vaste salon et une terrasse où ma sœur et moi passions nos journées à nous disputer ou à jouer ensemble. Le potager que papa entretenait avec un soin maladif nous était interdit.
Quand le portail de la parcelle de Boliko a grincé en s’ouvrant, j’ai tout de suite compris que c’en était fini de la quiétude et de la propreté de ma vie d’avant. Parce que même à Kisangani, maman, ma sœur et moi avions connu exactement le même confort qu’à Kigali. C’est plus tard seulement que je comprendrais les raisons de ces similitudes.
La maison de Boliko est en tout point semblable aux autres maisons de Lemba construites de manière identique pendant la colonisation. Mais elles étaient construites pour accueillir de petites familles comme les Belges, en bons colons paternalistes, souhaitaient que les «évolués» congolais s’organisent.
Boliko a hérité de la maison à la mort de son père. Avec son épouse et ses cinq enfants, il cohabite avec sa sœur, même célibataire qui élevait seule ses trois garçons. Autant dire qu’on était à l’étroit dans ce trois-pièces que de minces parois en bois avaient transformé en cinq-pièces de fortune.
Dans les couloirs, on se frottait littéralement les uns aux autres.
-On est en famille. Ce n’est pas bien grave.
C’est comme cela que «papa» Boliko tentait de calmer les frictions qui naissaient de ces frottements pas toujours accidentels dans les couloirs.
Les hommes ont beaucoup de mal à imaginer et à comprendre le traumatisme que peut causer dans l’esprit d’une jeune adolescente des gestes déplacés des garçons.
L’un des fils de la sœur de Boliko était particulièrement coutumier de ces frottements non accidentels dans les couloirs de la maison. Pour des raisons que j’ignore encore aujourd’hui, alors qu’il s’est passé un peu plus de dix ans, il se retrouvait toujours au couloir à mon passage et s’arrangeait pour qu’une partie de son corps soit collé au mien pendant les millisecondes où nos courses se croisaient. Je le prenais très mal.
Avec le temps, c’est sa main qui, comme par hasard, devait atterrir sur une partie charnue de mon corps.
-Excuse-moi. Cette maison est vraiment petite. Bon sang !
C’est surtout ce qu’il disait après qui m’énervait le plus. Il faisait exprès de laisser traîner sa main puis s’excusait. Le pervers.
A chaque fois que je m’en suis plaint auprès de son oncle, il a sorti de son habituelle excuse.
Je me suis longtemps senti atteint dans mon intimité à cause de cette situation et de ces gestes déplacés. Mais je n’en parlais à personne d’autre jusqu’au jour où il a vraiment dépassé les limites. Et j’ai dû réagir comme cela me semblait le plus approprié.
C’était un soir d’octobre. Tous les adultes de la maison étaient sortis. J’étais rentrée de l’école deux heures plus tôt. J’avais faim mais je n’avais rien trouvé dans ce qui nous servait de cuisine. Je me suis alors allongée sur le petit canapé du salon. Je portais encore ma jupe bleue d’uniforme de l’école et un t-shirt blanc.
Malgré mon état de demi-sommeil, les souvenirs de ce soir-là sont très clairs dans ma tête. J’ai dormi pendant environ une heure et demie. Quand je me redressais pour aller chercher la lampe tempête afin d’éclairer le salon, j’ai remarqué que ma jupe avait été relevée jusqu’au niveau de mon bassin. Et à genoux, juste à côté du canapé, le neveu de Boliko en train de se masturber le visage tourné vers mon slip. Sans vraiment l’avoir pensé, je lui ai assené un coup de genou dans le visage. Pendant qu’il se tenait le visage ensanglanté, je courais dans ma chambre rassembler les quelques habits que j’avais et trois effets personnels que j’avais rapportés de Kisangani. Sans réfléchir à rien d’autre qu’à l’urgence de quitter cette maison, je me suis enfuie.
J’avais dix-sept ans. Je devais passer mon bac. Je n’avais pas un sou dans ma poche. Et je me retrouvais sans domicile. Et sans famille.
C’est ainsi qu’a commencé ma vie d’adulte. Dans la rue.
Mais il ne m’arrive pas de penser que tout ce qui s’est passé ensuite découle peut-être de là parce que je ne crois pas au déterminisme.
Je n’ai jamais eu mon bac mais je parle et écris parfaitement le français et l’anglais. Et pour ça, je serai toujours reconnaissante envers Toubib. Sa maison qui donnait sur le fleuve à Kisangani était remplie de livres. J’y ai appris le goût de la lecture et de la culture. Pour être honnête, je dois également remercier Boliko. Sa petite maison était dépourvue de bibliothèque. Mais il me ramenait des livres achetés auprès de bouquinistes à la Gombe. C’est ainsi quand je commençais à travailler comme conductrice de taxi, je suis devenue l’amie des bouquinistes. J’en connais tout plein à Kinshasa. Ceux qui sont sur l’avenue des Lignes aériennes congolaises me surnomment «Maman ministre».
Il y en a un aux Galeries présidentielles qui m’appellent «La Burkinabaise». Ne me demandez pas pourquoi. Je n’en sais rien. Il y en a deux autres sur l’avenue du Commerce pour qui je suis plutôt «La Française».
Le dimanche dernier, je flânais à Kintambo Magasin et je suis tombée sur un autre. Il avait plein de bouquins sur le «développement personnel». Le genre de choses que je ne lis jamais. Mais dans le tas, j’ai repéré un roman, «Dans la nuit de New York», d’Anna Woltz. Je suis montée au «Balcon» de Magasin pour prendre «un verre». J’ai finalement «sifflé» six bouteilles et terminé le roman. Il est bien écrit.
Mimosa dit souvent que je préfère le livre au sexe. C’est exagéré. Mais ce qu’il y a de vrai dans cette phrase, ce que je trouve dans la lecture le réconfort et l’abri que me dénie mon activité de prostituée.
J’en entends souvent dire que c’est la solution de facilité que choisissent les filles qui se prostituent. Un client m’a déjà fait le sermon du «Pourquoi tu n’as pas essayé de vendre du pain ou de la braise ?». Dix minutes auparavant, il s’essuyait son entre-jambe avec des lingettes à l’arrière de mon taxi.
Les êtres humains sont très hypocrites. Contrairement à Mimosa, je ne cherche pas à justifier ce que je fais. Je le fais. C’est tout.
Est-ce pour de l’argent ? J’aurais du mal à répondre par l’affirmative. J’étais déjà conductrice de taxi quand je me suis lancée. Alors pourquoi ?
Quelques fois, j’essaie de revivre mentalement ce qu’a été mon enfance. Ce temps-là où toutes les questions difficiles étaient destinées aux adultes.
Tu pleures, on t’achète une poupée.
Tu boudes, on t’interroge sans arrêt jusqu’à ce que tu inventes un mensonge.
Tu es malade, on te couvre d’affection et de douceurs.
Quand je repense à mon enfance et que j’examine ma vie actuelle, j’en rigole et j’en ricane.
A quel moment, ai-je basculé ? Qu’est-ce qui m’a fait passer de ce côté-ci de la vie ? Le côté des méchants, pour reprendre la classification de Richard.
Est-ce les frottements dans les couloirs de la maison de Boliko ? Est-ce les gestes déplacés de son neveu ? Est-ce la vue de sa main sur son pénis et son visage tourné vers mon slip ? Ou bien était-ce écrit ? Autant je ne crois pas au déterminisme social. Autant je crois à la destinée. On ne devient que ce que l’on doit être. Pas autre chose.
De Kigali à Kinshasa en passant par Kisangani, tout ce que j’ai connu a fait de moi ce que je suis aujourd’hui. C’est cela pour moi la destinée. Ces choix, ces situations, ces circonstances qui tous nous conduisent vers une direction donnée. Et pas vers une autre.
Les circonstances ne justifient pas les choix. Les Français qui ont vu des enfants juifs déportés sans réagir ne peuvent pas invoquer les circonstances pour justifier leurs choix. Leurs dirigeants qui ont accepté de coopérer avec Hitler ne peuvent pas non plus invoquer les circonstances. Ils auraient pu, comme le préconisait De Gaulle, se replier sur l’Afrique française et organiser à partir de là la reconquête du territoire français.
Ce qui nous détermine dans la vie, ce sont toujours les choix que nous faisons dans des circonstances que nous n’avons pas choisies.
La nature distribue les cartes, mais c’est nous qui jouons.
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