Je préfère la nuit au jour
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-Ne t’excuse pas. C’est moi qui devrais m’excuser. Je n’aurais pas dû te reprendre si vivement.
Au lendemain de leur dernière discussion au cours de laquelle il a annoncé à Kepa qu’il serait bientôt père, Makasu s’est senti obligé de s’excuser auprès de son amie. Il est au courant de l’arrivée de cet enfant depuis six mois mais il ne lui en a jamais parlé. Il ne lui a pas non plus parlé de Washington, la mère de son enfant d’avec qui il est séparé mais pour qui il reconnaît éprouver encore des sentiments.
-Nous avons tous quelque chose à cacher, poursuit Kepa comme pour soulager l’enseignant qui se reproche, en plus, d’avoir laissé penser à son amie qu’il voulait autre chose qu’une amitié chaste.
-Ah bon ! Et toi, qu’est-ce que tu caches ?
-J’aime l’odeur du café.
Makasu ouvre grands les yeux, cherchant à comprendre le sens de la réponse de son amie. Depuis que l’enseignant et l’agente d’entretien se fréquentent, le premier a découvert une jeune femme intelligente, cultivée, pleine d’esprit et de curiosité. Kepa s’interroge beaucoup au sujet de son enseignant d’ami. Elle le trouve cultivé – Makasu récite par cœur des vers entiers de Lamartine et Baudelaire- mais sans substance. Dragueur sans charme. Amoureux mais pas romantique.
-Mais, pourquoi tu me parles de café ?
-On poursuit la discussion sur Whats’App ?
-Je n’utilise pas Whats’App.
-Voilà une occasion d’y faire ton entrée, monsieur l’enseignant de français.
Comme souvent, c’est l’arrivée des autres enseignants qui met fin à la discussion entre les deux amis.
C’est devenu comme un rituel, Makasu arrive au bureau le plus tôt possible pour pouvoir discuter avec Kepa quand la jeune femme nettoie la salle des professeurs avant le début des cours.
Au lycée Mokanda, les religieuses découragent les liaisons entre les enseignants et les autres membres du personnel, notamment les agents d’entretien.
«Ce serait un très mauvais exemple pour nos filles», martèle souvent la sœur préfète.
Pour rester discrets, l’enseignant de français et l’agente d’entretien ont tacitement décidé de ne se voir qu’aux premières heures de la matinée avant l’arrivée de leurs collègues.
-Un tonnerre d’applaudissements pour l’arrivée de la star sur Whats’App…
Les vibrations du téléphone dans la poche de derrière de son jeans a fait sursauter Kepa qui ne reçoit pas de messages à cette heure de la journée. Et elle était loin de s’imaginer que Makasu allait réagir si vite.
L’enseignant a rapidement téléchargé l’application qu’il abhorre pour pouvoir poursuivre la discussion avec son amie.
-Je crois que je me sous-estime. J’ai réussi là où tout le monde ou presque a échoué.
-Ne prends pas la grosse tête.
-Même la sœur préfète n’a jamais réussi à te faire venir sur Whats’App. Je me jette des fleurs.
Depuis ses années scolaires, Makasu est fasciné par les énigmes. Il faut toujours qu’il cherche à les résoudre. Kepa en est un, à ses yeux. Et sa phrase : «Nous avons tous quelque chose à cacher» l’intrigue au point qu’il ne pense plus qu’à ça.
En classe, il a tout de suite demandé à ses élèves de lire chacune, en silence, un long passage du «Pauvre Christ de Bomba». L’un de ses romans préférés qu’il convie chaque année ses «filles» à lire pour «s’aérer l’esprit».
L’enseignant s’est ensuite jeté sur son téléphone. Ce qui a fait dire à l’une de ses élèves : «On assiste à une révolution culturelle», provoquant un rire fou dans la salle de classe.
-Bokila, dehors !
-Mais Monsieur…
-J’ai dit, dehors !
L’enseignant a eu l’effet qu’il recherchait. Une salle de classe silencieuse pour lui permettre de discuter tranquillement avec Kepa sur Whats’App.
-Tu prends beaucoup de café ?
-Oui. Tous les jours. Mais plus que son goût, c’est son odeur que je préfère.
-Elle te fait penser à quelque chose ?
-A la nuit.
Makasu s’arrête net. La nuit. Il ne s’y attendait pas. L’énigme s’épaissit. Sa curiosité avec.
-Je préfère la nuit au jour, poursuit Kepa comme pour narguer son ami.
-Mais pourquoi donc ?
-La nuit, pour moi, c’est la liberté. C’est le désir. C’est l’infinité des possibilités.
-Tu développes ?
-Oui. Autour d’un verre, cette fois.
-J’ai donc téléchargé cette pourriture de Whats’App pour me voir répondre que la discussion allait se poursuivre en tête-à-tête ?
-22h30. Bar Kokodioko. Limete, 7e rue. Place commerciale. A ce soir !
Makasu n’en croit pas ses yeux. Au début de sa relation avec Kepa, il avait la sensation de «mener la danse», d’être à l’initiative. Désormais, c’est au rythme de Kepa qu’il vit. Un rendez-vous à 22h30 dans un bar de Limete. Même Washington n’a jamais réussi à l’obtenir de lui.
C’est à cela que l’enseignant pense quand il s’installe dans l’un des fauteuils moelleux placés autour des dix tables, à l’intérieur du bar.
-Ne te fais pas trop attendre. Il est tard.
-Je suis là.
-Je ne te vois pas.
-Je t’ai pourtant vu entrer.
-Tu es assise à l’extérieur ?
-L’air y circule plus librement. La nuit, c’est la liberté…
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