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Je nous connais si mal

Je nous connais si mal

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Lire des livres n’est pas un caprice. Lire des livres n’est pas de la frime. On ne lit pas des livres pour «faire intelligent». On ne lit pas des livres pour paraître cultivé. Mais lire des livres est sacrément important. Ça ne vous rend pas plus intelligent que les autres. Mais ça vous permet de mesurer l’étendue de votre ignorance.

Je peux vous dire qu’il n’est pas rare que des gens qui ne me connaissent pas me disent en m’entendant parler : «vous, vous lisez beaucoup de livres». Ma réponse est invariable : «j’en lis de temps en temps».

Parce que lire des livres, ça s’entend. Quand vous argumentez. Quand vous expliquez. Quand vous invoquez un souvenir. Quand vous citez un auteur non pas pour frimer mais pour renforcer et asseoir un argument. Quand vous parlez librement et calmement. Quand vous hésitez. Quand vous nuancez. Quand vous doutez.

Cela peut vous paraître curieux mais la lecture vous apprend à douter. Et d’abord de vous-même parce que plus vous lisez, plus vous avez la certitude que votre ignorance est importante. Et qu’il vous faut faire preuve de mesure et de nuance dans vos affirmations.

Lire vous apprend à être circonspect, à respecter la parole qui ne doit pas être inutile. Ni censurée. Ni timide. Difficile équilibre.

 «La parole a horreur de trois choses : être avancée avant le moment propice, n’être pas dite à temps, ou être dite après coup. Il y a donc un moment, un lieu et une manière de parler», écrit Amadou Hampaté Ba dans «L’étrange destin de Wangrin». C’est un roman que je vous conseille. Fabuleux récit qui se déroule pendant la colonisation française en Afrique occidentale.

Depuis quelques mois, je lis beaucoup de romans africains. Merci à Ganda qui me fait l’amitié de me les prêter régulièrement. Je vous ai parlé de quelques-uns sur ce blog.

Je suis frappé à chaque fois de remarquer à quel point notre rapport avec la parole a changé en Afrique. En tout cas, pour ce qui est de ma génération.

Quand Ferdinand Oyono écrit dans «Le vieux nègre et la médaille» que «le chimpanzé n’est pas le frère du gorille», il essaie de traduire au mieux une incompréhension : un noir qui vit dans une colonie et décoré avec une «médaille de blancs» ne devient pas un blanc.

Dans «Tout s’effondre» de Chinua Achebe, vous lirez la fable du Vautour qu’un père raconte à ses enfants et à ses neveux :

«Mère Vautour, un jour, envoya sa fille chercher de quoi manger. Elle y alla et rapporta un caneton. ‘’C’est très bien, dit mère Vautour à sa fille, mais dis-moi, qu’a dit la mère de ce caneton quand tu as piqué sur son nid et que tu as emporté son petit ? – Elle n’a rien dit, répondit la jeune vautour. Elle s’en est allée, c’est tout. – Alors tu dois rapporter ce caneton, dit mère Vautour. Il y a quelque chose de menaçant derrière ce silence.’’ Fille vautour rapporta donc le caneton et prit un poulet à la place. ‘’Qu’a fait la mère de ce poulet ? demanda mère Vautour. – Elle a pleuré, elle a hurlé et elle m’a maudite, répondit sa fille. – Alors, nous pouvons manger ce poulet, dit la mère. Il n’y a rien à craindre de quelqu’un qui crie’’.»

Moralité : «Ne tuez jamais un homme qui ne dit rien !».

Dans «Le soleil des indépendances» d’Ahmadou Kourouma vous lirez cet autre conseil :

«A vouloir tout mener au galop, on enterre les vivants, et la rapidité de la langue nous jette dans de mauvais pas d’où l’agilité des pieds ne peut nous retirer.»

Ces trois romans relatent une Afrique disparue. La colonisation a pris fin. Les Etats africains sont devenus indépendants. La majeure partie des Africains vont à l’école pour s’instruire. Mais comment ne pas être frappé par l’absence de la parole censée de la bouche de la plupart de ces personnes pourtant de loin plus instruites que leurs aïeux.

Mon père me racontait que dans notre langue maternelle, le Mongo – que je ne parle pas –, on répond à la salutation matinale par un dicton ou un mot d’esprit. J’en suis incapable. J’ai pourtant plus de diplômes que mon père.

Dans «L’étrange destin de Wangrin» que je citais plus haut, il y a une scène exceptionnelle où le héros quitte ses amis en pleine nuit pour aller rencontrer un inconnu dans le noir.

Après son départ, ses amis se reprochent de ne pas l’en avoir dissuadé. Mais l’un d’eux prend la parole et dit :

«Quand un homme embouche un scorpion, c’est qu’il a gainé sa langue d’invulnérabilité».

J’aurai bien voulu parler comme cela moi aussi. Mais personne ne me l’a appris.

Tout ce que j’ai appris à l’école est que ma culture était basée sur la tradition orale et celle occidentale sur l’écriture.

Etrange façon de faire aimer une culture par des enfants.

Aujourd’hui, l’adulte que je suis qui lit avec gourmandise des romans et essais français, russes, japonais, américains comprend à quel point il ignore tout de la richesse contenue dans cette «tradition orale» dont certains enseignants parlaient avec un certain dédain.

Je ne pourrai jamais écrire comme Chinua Achebe, V. Y. Mudimbe, Ferdinand Oyono, Ahmadou Kourouma ou Sembene Ousmane.

Je m’en désole. Car, en plus de ne pas avoir leur talent, je n’ai pas été nourri de cette tradition ancestrale où la parole n’était ni bavarde ni creuse ni superficielle. Je n’ai pas bu de ce lait-là.

Il ne s’agit pas pour moi de glorifier je-ne-sais-quel-passé glorieux (je ne suis pas de ces gens qui pensent qu’avant, c’était mieux). Mais de faire un constat afin de pouvoir réparer une anomalie.

Je dois pouvoir trouver un moyen de faire vivre à nouveau cette tradition orale. La technologie m’en donne les moyens. Pourquoi pas lancer un podcast où je raconterai les grands récits africains ?

Je ne voudrais pas que comme leurs parents, R et E n’aient lu que «L’Épopée de Gilgamesh» ou les récits sur les conquêtes de Gengis Khan. C’est fabuleux. Mais l’humanité regorge de nombreux trésors. L’Afrique aussi dispose de ses grands récits mythiques ou historiques.

Ce texte résulte d’une discussion que j’ai eue avec un ami pendant le week-end. Quand je lui ai parlé de mes inquiétudes sur la perte de nos savoirs et l’ignorance qui caractérise notre génération, il est resté un moment silencieux au téléphone avant de laisser tomber :

«Mon cher, je pense que tu as commencé ta crise de la quarantaine».

Si ma crise de la quarantaine va se matérialiser par la quête du savoir, des traditions et des grands récits africains, je remercierai le Ciel.

Pour le moment, je ne peux que me désoler d’en savoir si peu…

Pour conclure une brillante chronique où il rend hommage au grand écrivain albanais Ismaïl Kadaré, Pierre Haski déclare sur France Inter :

«Il faut lire et relire Kadaré et tant d’autres géants de la littérature pour échapper à l’un des maux de notre époque : l’amnésie qui nous menace.»

C’est contre cette amnésie que je veux également tenter de nous prémunir.

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