Innovation ou progrès ?
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Je ne suis pas de ceux qui prétendent que «c’était mieux avant». C’est faux. Avant, ce n’était pas mieux. Et comme je l’ai déjà soutenu ici sur ce blog, c’était juste différent.
Je ne suis donc pas opposé au progrès. Ni scientifique. Ni technologique. Ni sociétal. Mais je suis convaincu que la nouveauté n’est pas forcément signe de progrès, comme nous semblons le penser trop souvent.
Hier, le patron d’Apple, Tim Cook, a présenté l’iPhone 16, dernier modèle mis sur le marché du smartphone à la pomme. Et comme à chaque sortie de nouveau modèle, tout un évènement est organisé autour. La presse est mobilisée.
Ce matin sur Europe 1, je lisais que l’iPhone 16 avait intégré les «dernières innovations permises par l’Intelligence artificielle». Le media français ajoute :
«Apple mise avant tout sur les progrès de son assistant Siri, qui grâce à la plateforme intégrée d’intelligence artificielle va capter nos habitudes, nos données et anticiper nos besoins.»
Tiens donc ! Mon prochain téléphone se donne l’ambition d’«anticiper» mes besoins. J’avoue être mal à l’aise avec cette idée.
Je ne vais pas faire l’ingénu. Comme vous tous, j’ai déjà noté cette propension de certaines technologies – notamment – les réseaux sociaux à vouloir «anticiper» mes besoins. Ainsi, quand je me prépare à aller à Goma, par exemple, comme par magie, sur Instagram me sont «suggérés salles de sport, hôtels, librairies et restaurants de la ville. C’est l’une de nombreuses contreparties de ces outils qui nous ont longtemps été présentés comme étant «gratuits».
«Quand c’est gratuit, c’est vous le produit». Nous avons tous fini par assimiler la leçon.
Si «anticiper» mes besoins se limitait à cela, je ne m’en plaindrai pas trop. Quand on va dans une ville, c’est préférable d’avoir quelques références.
Mais les nouveautés que nous proposent ces technologies de plus en plus surprenantes vont plus loin. Tellement loin que nous les adoptons vite et sans réfléchir. Au point que nous avons fini par renoncer à nous questionner à leur sujet. C’est nouveau. C’est le progrès qui veut ça. Et comme «on n’arrête pas le progrès», vaut mieux l’utiliser pour ne pas décrocher. Je caricature un peu. Mais en gros, c’est cela notre raisonnement.
Je vais vous donner un exemple pour tenter de vous convaincre que la nouveauté n’est pas toujours signe de progrès. Et même quelque fois, d’elle peut surgir une régression.
La plupart des smartphones ont intégré l’écriture dite prédictive ou intuitive. Vous tapez un mot et votre téléphone vous suggère le mot qui suit. Et plus vous utilisez votre smartphone, plus les suggestions deviennent meilleures. En ce qui me concerne, mon téléphone savait parfaitement ce qui venait après le «Bien réveillée, chérie ?» du matin : «Et les petites ?».
Quand je m’en suis aperçu, mon esprit de contradiction tout naturel et ma volonté très tenace de vouloir toujours surprendre m’ont conduit à chercher de nouvelles formules chaque matin. Je ne voulais pas avoir le sentiment que c’est une machine qui me dicte ce que j’écris à mon épouse.
C’est ici qu’intervient ma question : cette technologie est-elle un progrès ?
En quoi répéter chaque matin les mêmes formules représente un progrès ? Qu’est-ce que je gagne à économiser mes mots, mes formules et ma grammaire ?
Certains d’entre vous seraient tentés de répondre, en disant : on gagne du temps.
Pour commencer, laissez-moi vous dire qu’on ne gagne jamais du temps. Le temps ne se gagne pas. C’est le premier malentendu de notre monde hyperconnecté où les technologies de l’hypervitesse dont parle Asma Mhalla ont pris le contrôle de nos cerveaux.
Le temps n’est pas fait pour être gagné. Mais pour nous permettre de vivre, c’est-à-dire de créer, d’écrire, d’arroser, de discuter, de consoler, de pleurer, de se mettre en colère, de jouer au foot, de faire du café, etc.
Laisser son téléphone écrire des extraits entiers d’un SMS qu’on envoie à une amoureuse, une amie, une compagne ou une mère, ce n’est pas un gain de temps. C’est la mort de l’affection, de l’amitié, de l’amour. Car aimer, c’est prendre le temps de chercher les mots, de trouver la formule qui va faire rire ou pleurer l’autre, penché sur son téléphone, à plusieurs kilomètres de soi. Ces rires et ces larmes qui disent l’affection autant que le manque. Ces mots-là, ces formules-là ne sont générés par aucun algorithme. Mais plutôt par l’histoire, les souvenirs, les rencontres, les prises de tête, les blessures, les joies, les embrassades, les engueulades. Bref, tout ce qu’un algorithme ne peut pas créer.
C’est de cela que je voudrais discuter avec vous. Pas des débats stériles sur l’utilité de la technologie. Elle est et sera toujours un formidable moyen de faire avancer l’humanité.
Mais la question : toute nouvelle technologie est-elle forcément un signe de progrès ?
En quoi laisser ChatGPT produire un texte à ta place est-il un progrès ? Car, même dans l’hypothèse où la réponse serait du côté de l’augmentation de la productivité, la question se posera sur l’utilité de nos vies.
La vie n’est-elle que course effrénée ? Et d’ailleurs, si nous nous questionnons souvent sur la vitesse, il ne nous arrive pas de nous questionner sur la destination. Où allons-nous si vite ?
Hier, le conducteur de taxi qui m’a ramené à la maison m’a longtemps parlé de son travail. J’ai compris «Yango». L’autre jour, c’est avec un coach de ma salle de sport que j’ai conversé. J’ai mis des mots sur la question des bas salaires à Kinshasa. Toutes ces rencontres, toutes ces discussions, ce n’est pas du temps perdu. C’est la vie. Et pour quelqu’un comme moi qui croit au partage par l’écrit, c’est de tout cela qu’il doit s’agir quand il faut raconter. Et raconter, c’est une nécessité. Pas un caprice.
Raconter le Kinshasa et le Congo d’aujourd’hui pour que ceux qui seront là dans deux cents ans sachent. Raconter pour témoigner. Raconter pour que l’oubli n’emporte pas tout. Raconter pour que le présent ne soit pas le seul temps où se conjuguent nos vies.
C’est le travail de nos cerveaux. Pas celui de ChatGPT. Dans «Impressions et lignes claires», Édouard Philippe raconte les jours qui ont précédé sa nomination comme Premier ministre en France. La peur d’être nommé à un poste si important. La peur aussi de ne pas être nommé alors qu’on l’espère malgré le vertige de la fonction.
ChatGPT ne pourra pas raconter cette peur. En tout cas, pas comme le ferait quelqu’un qui l’a vécu. L’estomac qui se noue. L’appétit que l’on perd. La paralysie. Tous ceux qui ont été en attente d’une grande annonce vous le raconteront.
La technologie ne sera que ce que nous en ferons. Quand nous aurons perdu le goût d’écrire pour raconter. Et quand nous aurons estimé que nos outils technologiques peuvent mieux raconter que nous-même ce que la vie nous donne à voir et à gouter, nous aurons renoncé à une partie importante de notre humanité.
Il en est de même de notre capacité à composer des chansons, à dessiner des paysages, à faire des vidéos, à peindre au bord du lac, etc.
Déléguer à la machine chacun de ces gestes amoindrit notre potentiel de création, obstrue nos horizons et raccourcit nos vies.
Et quand nous aurons tout délégué à la machine – draguer, écrire, dessiner – il ne nous restera plus rien. Ni génie ni courage pour affronter l’adversité. Ni empathie ni effort pour résoudre nos différends.
«On n’arrête pas le progrès». Mais toute innovation n’est pas un signe de progrès. Et toute nouvelle technologie doit être questionnée. Elle ne doit se justifier que par son apport à rendre l’être humain plus libre de créer et d’ordonner, de réparer et de pardonner, de bâtir et de consolider.
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