Être journaliste, c’est être libre !
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Cher Landu Mokanda,
Félicitations pour vos résultats ! J’ai appris que vous avez versé quelques larmes quand votre nom a été prononcé au micro par le doyen de votre faculté, vous invitant au podium pour retirer votre diplôme. Vous pouvez être fier de vous. Vos parents le sont aussi. Votre diplôme les rend très heureux.
Il y a quelques semaines alors que vous mettiez la dernière touche à la monographie que vous avez présentée pour obtenir votre master en journalisme, vous m’avez demandé ce que vous devriez faire pour être un bon journaliste de radio. J’avais souri – personne ne me l’avait jamais demandé avant. Je vais tâcher de vous répondre dans ce billet.
Je ne sais pas si vous êtes, comme moi, atteint du virus de la lecture. J’aime lire comme j’aime écouter la radio (on peut bien attraper deux virus en même temps). Pour moi, les deux ne font en fait qu’un. Ou plutôt, les deux aboutissent au même plaisir. Celui de l’apprentissage et de l’imagination. Des mots, des sons, des voix. Seuls matériaux pour transmettre, pour informer. Pas d’images. Juste des mots, des voix, des sons. Libre à chacun de créer ses propres images. Ses propres mondes. Improbables. Fantaisistes. Loufoques. Oui ! A la radio, on est libre d’être fou (des deux côtés du transistor).
Et parce que la radio est le media de la liberté, elle exige de ceux qui la font vivre la liberté. Condition de sa survie et gage de son progrès.
Dans la préface de son «Dictionnaire amoureux de la radio», Franck Lanoux nous lance cette belle exhortation : «Au service de notre métier, j’affirme ici, officiellement qu’il faut faire comme avant, c’est-à-dire faire ce qui n’a pas déjà été fait et ne pas copier. Inventons, à l’échelle de notre métier, mais inventons. Demain, pour gagner, inspirons-nous, transformons, importons au besoin, mais innovons. Personne ne sait exactement ce dont le public aura envie demain et donc ce qu’il souhaite entendre à la radio ou, plus largement, comment il souhaite être informé ou distrait. C’est cela notre feuille de route, devancer les souhaits et les désirs. Être neufs, frais, désirables.»
Joli programme, n’est-ce pas ?
Mais il faut être libres pour l’appliquer.
Libres face aux injonctions de l’immédiateté, toujours dévorante et rarement inspirante.
Libres face aux injonctions de vos supérieurs, face à qui vous devez toujours faire prévaloir la science, la pratique, le savoir et la connaissance.
Libres face à la pensée dominante et aux effets de mode.
Un media explique. Un journaliste donne des éléments de compréhension de l’actualité. Il donne à voir et à comprendre. Qu’est-ce qui s’est passé hier qui peut donner du sens à ce qui se passe aujourd’hui ? Qu’est-ce qui se passe ailleurs qui peut aider à comprendre ce qui se passe ici ?
Voilà le métier qui sera le vôtre.
Mais pour l’exercer correctement, il faut être libres. Car ce dont l’auditeur attend de chaque journaliste – à la radio ou ailleurs – c’est l’information la plus honnête et la mieux vérifiée qui soit. La plus utile et la mieux renseignée qui puisse être. Cette honnêteté, vous la devez à vos auditeurs. Pas à votre rédacteur en chef, pas au directeur de votre radio.
Cher ami,
Le pays qui vous a vu naître est peuplé des millions de Congolais qui s’informent quotidiennement à travers la radio. Soyez justes envers eux. En les informant correctement. Sans biais. Sans éléments de langage (vous n’êtes pas un agent de propagande). En priorisant ce qui touche les Congolais au quotidien (cherté de la vie, état des route, transports publics, gestion des déchets, urbanisation, etc.). En consacrant votre antenne aux hommes et femmes qui, sans votre micro, ne seront jamais écoutés de personne. Mais dont les vies et les parcours font respirer le Congo.
Micro en main, votre place est dans les marchés, les arrêts de bus, les bords de routes cahoteuses et les abords des décharges publiques du Congo. Pas dans des rencontres-conférences-séminaires-ateliers où on ne coud jamais rien, en dehors des paroles en l’air.
Soyez libres de dire à vos superviseurs que votre place n’est pas dans les séminaires-ateliers de ministères dispendieux ou d’organisations internationales dont l’utilité se résume à ce type d’activités. Votre place se trouve le long des routes de Beni où des dames ramassent – tard la nuit ou tôt le matin – des chenilles qui vont faire les repas de leurs familles. C’est ce Congo-là que vous devez raconter. Pas le Congo des déclarations de la «société civile», des notables de je-ne-sais-quel recoin du pays ni celui des sensibilisations et plaidoyers des personnes n’ayant pour qualité que celle de bavardeur public.
Le journalisme assis, c’est le règne de la facilité. Clapis derrière leurs écrans de téléphone et d’ordinateur, ils guettent le moindre tweet pour le relayer. Ces journalistes-là ont choisi le «sans effort», réduisant leur fonction à celle de relayeur de l’actualité. Ils inondent les groupes Whats’App où ils déversent jusqu’à vomir tout ce qu’ils lisent dans d’autres groupes Whats’App.
Nous avons oublié et peut-être même perdu le goût de l’effort et finalement l’effort lui-même, croyant naïvement que sans effort il était possible d’obtenir les mêmes résultats en empruntant d’autres chemins.
Pour un journaliste, l’effort c’est de se confronter au terrain.
Cher ami,
J’ai beaucoup parlé de liberté depuis le début. Sans dire exactement ce qu’elle signifie vraiment.
«Être libre, rien n’est plus grave. La liberté est pesante, et toutes les chaînes qu’elle ôte au corps, elles les ajoute à la conscience.»
L’une des choses que l’on doit apprendre à toute personne qui devient adulte est que la liberté ne va pas sans responsabilité.
«La liberté ne rime ni avec hasard, ni avec dilettante, ni avec précipitation, c’est tout le contraire. […] la liberté se mérite par la préparation, par la prudence et par la discipline, c’est-à-dire par tout ce qui semble la restreindre et qui pourtant, systématiquement, la précède».
La liberté est un bien précieux. Il faut la défendre. Tous les jours.
Comment ?
En ayant le courage de dire NON quand on n’est pas d’accord. Même avec son superviseur. Mais dire NON n’est pas une réponse suffisante. Il faut argumenter. TOUJOURS. La dialectique est la seule démarche qui doit prévaloir dans un milieu professionnel. Rien ne doit être décidé qui ne soit passé par les filtres de la discussion, de l’argumentation et de la délibération. «Le chef a dit» n’est pas un argument.
Mais la liberté ne consiste pas à demander des comptes aux autres. La liberté, c’est d’abord se demander chaque soir après sa journée de travail si on a été à la hauteur de ses responsabilités.
La vôtre sera d’informer les Congolaises et les Congolais en racontant leurs histoires pour éclairer le chaos que constitue l’actualité.
En ce temps où la vitesse prend de plus en plus la place de la robustesse, il ne serait pas inutile de se poser et de réfléchir sur ce qui a fait (et qui- j’en suis convaincu- continuera de faire) la beauté de la radio : la simplicité et la clarté du langage, l’imagination dans le récit, l’humanité dans le reportage. C’est basique. C’est séculaire. Mais c’est terriblement révolutionnaire.
Cher ami,
Vous lirez avec plaisir dans «La lenteur» de Milan Kundera ce qu’il nomme lui-même l’équation existentielle :
«Le degré de lenteur est directement proportionnel à l’intensité de la mémoire. Le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli.»
Ne soyez pas absorbés pas le dictat de l’immédiateté. Être le premier à diffuser une information n’est pas et ne doit jamais être l’ambition première d’un journaliste. Publier en premier une information est une bonne chose, par ailleurs. Mais jamais la plus importante. Vous n’êtes pas allé à la fac pour devenir un sprinter de l’information.
Pour moi, le travail du journaliste ne se limite pas à relayer l’actualité avec son micro, sa caméra ou son journal. Le travail du journaliste consiste à expliquer, à donner des clés de compréhension d’un monde de plus en plus complexe, à travers la vie des gens. Des hommes et des femmes qui sont confrontés quotidiennement au chaos de la réalité.
Pour cela aussi, il faut être libres.
Libres de vous servir de votre entendement sans être dirigés par autrui. Mais l’entendement se forge. Ce n’est pas le fruit du hasard. On le construit par la culture, l’apprentissage, la connaissance, les rencontres, les conversations, les lectures.
Il n’est pas rare d’entendre dire que la presse congolaise ne produit pas beaucoup des contenus de grande qualité.
Ce n’est pas une fatalité.
«Quand on refuse le confort du renoncement, il n’y a pas de fatalité.»
Je vais conclure ma lettre en vous souhaitant bon courage. Prenez plaisir à exercer ce métier de journaliste. Il a connu de grands noms, de belles signatures.
Contrairement au président Macron, je ne crois pas au monde d’après, ni même à celui d’avant.
Il n’y a pas de monde d’après, il n’y a que le monde d’aujourd’hui, incertain, chaotique, violent, impermanent. Il n’y a rien à espérer de demain que nous ne serions pas capables de faire aujourd’hui.
Agissez. Créez. Innovez. Proposez. Mais soyez résolus et courageux.
Faites confiance à votre propre entendement. Posez des questions. Intéressez-vous aux parcours des grandes figures de ce métier. Lisez les belles plumes de la presse d’ici et d’ailleurs. Lisez des livres. Apprenez. Soyez humble.
Sans vraiment vous en rendre compte, vous allez participer, à votre manière, à l’avènement de ce Congo libre que nous appelons tous de nos vœux. Un pays où les citoyens choisissent en âme et conscience. Mais pour choisir en âme et conscience. Il faut être informé correctement. C’est en cela qu’une presse libre est consubstantiellement liée à l’idée de démocratie. Les faits. Rien que les faits. Pour que chaque citoyen ait de quoi se forger sa propre opinion.
Cher Landu Mokanda, je n’ai qu’un seul conseil : soyez libre !
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