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Psy-taxi

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J’évite autant que je le peux de me mettre dans des situations dont je ne saurais maîtriser les implications. Mais ce soir-là, je n’ai pas réussi à me convaincre de dire la vérité à l’Inspecteur. Je savais pourtant ce que je risquais. Il savait tout de nos «activités». Certes Mimosa avait plus à perdre avec lui que moi. Mais la perte de Mimosa signifiait également ma perte. Non pas que je me retrouverais en prison avec elle mais redevenir simple conductrice de taxi est simplement inenvisageable pour moi. Et c’est peut-être là la principale différence avec Mimosa. Elle a décidé de s’occuper de la libido des hommes pour répondre à un besoin. Elle était sans ressources et voulait vivre la belle vie de Kinoise indépendante.

Quand elle m’a suggéré de faire de mon taxi un lieu de plaisir, je n’étais pas fauchée. Bien au contraire. Les bons jours, je pouvais facilement m’en sortir avec 100 dollars américains à la fin de la journée. Ce qui est largement suffisant pour vivre correctement ma vie de jeune femme célibataire.

C’est devenu presque un cliché. Demander à une prostituée pourquoi elle ne vend pas du pain ou de la braise plutôt que de vendre son corps. Se prostituer et vendre du pain, ce n’est pas pareil. Certes, la majorité de personnes que je côtoie le font pour de l’argent. Mais ce n’est pas le seul ressort. Il y a des âmes qui sont motivées par autre chose.

Si j’ai accepté d’ajouter l’autre activité à celui de taxiwoman, c’est parce que j’aime côtoyer les bas-fonds de l’âme humaine. Il faut se faire à l’idée qu’il y a des gens qui aiment des choses que la bonne conscience trouve sales. Ne comprends l’être humain que celui qui l’a vu dans sa bestialité. C’est là qu’il apparaît comme il a été créé. Nu. Sans défense.

Depuis deux ans, je tiens un carnet. J’y retranscris tout ce qui sort de la bouche de mes clients pendant les instants qui précèdent la jouissance. Je me dis toujours que j’ai tout entendu. Non. Il y en a toujours pour me surprendre.

Je ne parle pas de promesses en l’air que font tous les escrocs qui promettent le mariage et la fortune à toutes les femmes qui les envoient au septième ciel. Non. Je parle de désirs et de fantasmes évoqués par ces âmes quand les corps qui les portent arrivent aux portes du plaisir.

Il y en a qui demande une autre paire de fesses pour prolonger le plaisir après avoir joui de la mienne. D’autres sollicitent soudainement l’intervention d’un autre homme pour jouir en me voyant jouir dans les bras d’un autre. D’autres encore souhaitent soudainement que leurs épouses soient présentes.

J’en ai entendu un parler de sa mère, sans jamais comprendre ce qu’il réclamait. Mon cerveau doit s’être déconnecté au moment où il a prononcé le mot «maman».

De tout temps, les êtres humains sont bousculés par les mêmes démons qu’ils tentent, sans succès, de dominer.

Un jour, un client m’a raconté que sa vie avait basculé le jour où son épouse l’a surpris sur le lit conjugal avec sa fille aînée. C’était une famille recomposée. Les deux époux avaient eu des enfants de leurs précédentes unions. La dame, une fille. Le monsieur, deux garçons.

Submergée par son travail, la dame, une architecte de renom à Kinshasa, avait délégué la plupart des tâches à sa fille. C’est elle qui décidait des repas. C’est elle qui apprêtait la table pour le papa. C’est elle qui l’accompagnait dans les dîners mondains que sa maman boudait ostensiblement.

C’est ainsi, m’a expliqué mon client, qu’il s’est rapproché de sa belle-fille. Les soirées avec ses amis politiciens ne se terminant jamais à une heure précise, il les prolongeait avec la jeune fille ailleurs. D’abord dans des restaurants chics. Puis dans des endroits de plus en plus isolés.

-Un jour, nous nous sommes retrouvés à «Elanga» – je ne sais pas si vous connaissez. C’est là qu’avait eu lieu le congrès de notre parti. Quand nous nous sommes séparés, chacun est entré dans son véhicule. Tshibo a demandé que nous allions marcher un peu le long de la rivière Ndjili. C’est comme cela que nous avons commencé à avoir de longues conversations nocturnes. Quand mon épouse était en déplacement, nous passions des heures tard au salon à papoter. Au moment d’aller au lit, les câlins devenaient de plus en plus longs jusqu’au jour où nos lèvres se sont croisées. Nous nous sommes regardés sans que personne ne prononce un mot. Quatre jours après, c’était un baiser affirmé. Chaque fois que je rejoignais mon lit, je me disais que ça ne se reproduirait plus. Et la prochaine fois, nous allions encore plus loin.

-Quand elle vous a surpris au lit, c’était la première fois que vous passiez à l’acte ?

-Non. La première fois, c’était dans la douche de sa chambre. Mon épouse était au travail. Tshibo avait glissé dans la salle de bain. C’est son cri qui m’avait alerté. Elle avait le poignet et le genoux endoloris. C’est en l’aidant à sortir de la salle de bain que nous avons failli. C’est arrivé une deuxième puis une troisième fois dans mon véhicule.

-Vous ne saviez plus vous arrêter ?

-A chaque fois, je me disais que c’est la dernière fois. Mais il y avait toujours une prochaine fois. Vous savez, la phrase de Camus dans «Le premier homme» : «Non, un homme ça s’empêche. Voilà ce que c’est un homme…» est une injonction impossible. Un homme, ça ne s’empêche pas. Il faut l’empêcher. Sinon…

-J’imagine qu’elle vous en veut à mort.

-J’ai quitté la maison le soir même. Mes garçons ont décidé de rester avec elle. J’ai compris leur décision. Elle en a profité pour me punir.

-Elle les a montés contre vous ?

-Elle a fait du cadet son amant.

-Ils sont ensemble jusqu’aujourd’hui ?

-Oui. Ils vivent en Allemagne.

Des histoires comme celle-là, j’en entends des paquets. J’ai fini par développer une sorte d’empathie pour la connerie humaine.

Les humains sont des êtres faibles. Il faut les prendre ainsi. Ça évite les déceptions. Ces hommes qui se succèdent à l’arrière de mon taxi pour quelques minutes de plaisir qu’ils regrettent aussitôt après ne sont pas tous des brutes. Et même lorsqu’ils exigent d’assouvir leurs fantasmes les plus fous, je ne peux que les prendre en pitié, comprendre les tourments qui terrassent leurs âmes. Comme moi je voudrais qu’on comprenne mes propres tourments. Pas qu’on me juge. Pas qu’on dise de moi que j’ai fait le choix de la facilité, en me prostituant. Je ne me prostitue pas pour gagner de l’argent.

Me retrouver entre les bras de personnes inconnues me fait sentir en sécurité. Goûter à des plaisirs passagers et sans lendemain me rassure. Ça vous parait déraisonnable. Je sais.

Mais l’humain n’est qu’un animal. On l’oublie trop souvent. La raison dont il se prévaut pour se distinguer du bonobo ou du chien ne saurait être autre chose qu’une quête. Mais une quête imparfaite. Face aux injonctions des sens, la raison est inopérante. Il ne faut pas s’étonner outre mesure que la dame de ménage soit surprise en train de tenter de jouir avec le zizi du petit garçon de six ans dont elle assure la garde. Je ne parle pas des hommes qui transforment leur bureau en lieu de plaisir entre deux réunions. Ils savent que l’histoire se terminera mal. Mais la raison est inopérante au moment où ils soulèvent la jupe de l’assistante ou de la secrétaire.

Je n’ai jamais été à la fac mais j’ai appris que l’être humain n’apprend rien du passé.

Et comme l’écrit la philosophe Gabrielle Halpern, la phrase «ceux qui ont oublié le passé sont condamnés à le revivre» est illusoire. On peut «malheureusement très bien connaître l’Histoire, et malgré tout, retomber dans ses pièges. L’éducation, la culture, l’art n’empêchent pas la barbarie ; ce qui signifie qu’un esprit cultivé et éduqué ne suffit pas».

Je reçois souvent des appels de JLD pour des séances. Même si j’ai récemment découvert son vrai nom en regardant le journal de la RTNC, je continue à l’appeler JLD.

Lors de notre première séance, il avait pris en congé en chantonnant :

«Je lui dirai d’être sage et prudent
D’aller frôler les glaces et les feux
Qu’il goûte à tout mais sans jamais dépendre…».

C’est Céline Dion dans «Je lui dirai», JLD.

Ce n’est pas un homme tourmenté. Non. Il a conscience que ce qu’il a fait ne saurait trouver la moindre excuse. Coucher avec la fille de son épouse est indéfendable. Il l’a fait. Et il paie pour cela. Rejet. Ostracisme. Perte de repères. Il ne sait plus à quoi s’accrocher.

Naïf, il pense que le sexe peut le guérir. Non. Le sexe ne guérit rien du tout. C’est pour cette raison qu’il m’arrive de le laisser parler longtemps au téléphone avant de lui proposer un autre jour pour la séance. Bien élevé, il accepte toujours le report sans récriminations même si je peux percevoir dans sa voix de la déception.

C’est ainsi qu’il arrive que nous nous voyions sans ôter nos habits. Juste allongés l’un à côté de l’autre à l’arrière du taxi. Lui, en train de parler. Et moi, en train d’écouter.

Mimosa appelle désormais mon business : Psy-taxi.

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