Le virus de la lecture
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Je pense que la question a commencé à lui trotter dans la tête depuis quelque temps déjà. Le samedi passé, l’un des serveurs du lieu récréatif où je passe la plupart de mes week-ends m’a demandé alors qu’il me servait une bière : «Monsieur, pourquoi lisez-vous tout le temps ?».
Il s’est fait le porte-parole de ses collègues, je pense. Il ne le sait pas. Mais je sais qu’avec ses collègues, pour parler de moi, ils disent «Le monsieur qui lit tout le temps». Ils le disent en swahili, pensant sûrement que j’ignore tout de cette langue.
C’est vrai que le samedi quand Liverpool FC ne joue pas, je vais passer mes après-midis à cet endroit, assis sur une chaise près de la piscine, une bière à la main, les yeux sur un livre. Mais de là à penser que je «lis tout le temps», il y a là un pas que je ne franchirai pas.
J’aime lire. C’est un fait. J’aime les livres. Chaque jour, je lis un passage d’un livre. C’est aussi un fait. Mais je ne me considère pas comme un grand lecteur. En tout cas, je ne suis pas Édouard Philippe. Mais je voudrais bien le devenir.
Et comme Édouard Philippe, «j’ai lu bien des livres avant de me rendre compte que j’aimais lire». Je me souviens vaguement d’un roman qui doit être le premier que j’ai lu dans ma vie : «La fille du capitaine». C’était pour un exposé en classe. J’étais en première année secondaire à Kinshasa.
Mon papa aimait lire. Je le revois encore avec une grosse biographie de Martin Luther King en main. Silencieux, concentré, presqu’immobile, ses lunettes sur le nez, sur le point de tomber. Et moi, en train de jouer, je m’arrêtais pour l’observer, croisant et décroisant ses jambes. Souriant de temps en temps, sans que je ne sache trop pourquoi. Passant d’une page à une autre, sans lever les yeux de cet objet qu’il tenait délicatement entre ses mains.
J’ignore auprès de qui il a eu le goût de la lecture. Le mien, c’est à lui que je le dois. C’est en tout cas ma conviction car, contrairement au Coronavirus, l’origine du virus de la lecture est plus difficile à situer dans le temps et l’espace. «Lire exige un apprentissage puis un déclic d’une autre nature, qui demeure bien souvent un mystère. L’expliquer me semble vain», note Édouard Philippe dans «Des hommes qui lisent»- livre passionnant où il parle de sa passion pour les livres et … de son père.
Si comme l’écrit Pierre Bergounioux dans «La fin du monde en avançant», «les enfants sont, par définition, sans passé, donc éminemment perméables à l’air du temps, aux suggestions du présent», c’est donc de mon père que je tiens le virus de la lecture.
La réponse à la question «pourquoi je lis ?» est moins simple qu’il n’y paraît. A Kananga où je travaillais comme reporter de Radio Okapi il y a quelques années, un collègue m’a déjà surpris un matin en train de lire un livre au bureau. Il a fait : «Même si je sais que vous autres journalistes lisez beaucoup, mais quand même il est 7h00 et toi tu lis». J’ai souri. Il a refermé la porte du bureau et il est reparti.
Est-ce que je lis parce je suis journaliste ? La question peut paraître provocante. Elle ne l’est pas. Jeune stagiaire au journal «La Référence Plus», j’ai entendu le rédacteur en chef, «Papa Théo», nous lancer régulièrement lors de la conférence de rédaction du matin : «Pour bien écrire, il faut bien lire». Je l’avais noté dans un carnet comme je note tous les aphorismes qui me plaisent. La phrase m’accompagne encore aujourd’hui. Je la répète souvent.
Mais j’aurais été avocat ou médecin, je lirais quand même. Pourquoi ?
Parce que j’aime créer et imaginer. J’ai été marqué par le personnage du lieutenant Pieter dans «Quand l’oiseau disparut…», roman extraordinaire d’Allan Paton que m’avait offert mon enseignant au collège Bonsomi. J’ai adoré le personnage de «Rodion» dans «Crime et châtiment» de Fiodor Dostoïevski. Dans un roman, la description des personnages, des lieux et des situations te transporte dans des mondes jusque-là inconnus. Des mondes imaginaires certes mais qui te donnent de quoi créer tes mondes à toi. De quoi amplifier ton imagination. De quoi rompre les limites du monde présent forcément corseté et petit, à l’horizon incertain. J’ai grandi dans un quartier de Kinshasa qui n’avait pas d’électricité. Le livre et la radio ont été mes seules fenêtres sur le monde. Deux outils extraordinaires qui te transportent là où tes pieds n’arrivent pas : l’Afrique du Sud de l’apartheid, la Russie du 19e siècle. «Les Bouts de bois de Dieu» d\’Ousmane Sembène te fait découvrir la colonisation sous un aspect que l’on ne voit pas toujours dans les livres d’histoire. Le roman se termine par le chant de Maïmouna : «Heureux celui qui combat sans haine»- un autre aphorisme que j’ai bien gardé. Je me suis imaginé agent secret en lisant «La Taupe» de John Le Carré. Tous ces mondes que j’ai découverts dans ces livres m’ont ouvert les miens propres où la générosité, la volonté et le courage viennent toujours à bout de tous les obstacles. Des mondes à moi où «quand on refuse le confort du renoncement, il n’y a pas de fatalité». Ces mondes possibles ne sont pas le fruit d’une imagination maladive. Mais bien des mondes possibles que je tente de faire advenir. Car il arrive souvent que l’imaginaire et le réel se croisent. Lisez donc «L’aventure ambiguë» de Cheikh Hamidou Kane ! Vous m’en direz des nouvelles. Imaginer afin d’«embrasser le champ des possibles pour arrêter de contempler les impossibles».
Parce que «la vie commence un matin, elle finit un soir…». Je lis tous les jours. Pour apprendre. «On apprend grâce aux hommes et par la pratique, l’expérience. Et puis, il y a l’histoire et les livres. […] En nourrissant l’imaginaire et la culture, les livres et les films alimentent la machine cachée qui pousse ceux qui aspirent à gouverner, ils donnent des références à des ambitions, du relief à des convictions et des repères à un parcours», écrivent Édouard Philippe et Gilles Boyer dans «Impressions et lignes claires». Apprendre des autres. Rien n’a encore été inventé de mieux pour diffuser les idées que le livre. Et si comme le dit Émile Chartier dit Alain, «rien n’est plus dangereux qu’une idée quand on n’a qu’une idée», il faut faire en sorte d’en apprendre le plus possible des idées des autres. Lire donc pour apprendre que «c’est en allant vers la mer que le fleuve est fidèle à sa source» (Jaurès). Lire «La fin du monde en avançant» de Pierre Bergounioux et découvrir : «Tout va très vite, désormais. Nous avons, à n’en pas douter, changé d’ère. Quels que soient les noms qu’on lui donne, société post-industrielle, supra-modernité, démocratie néo-libérale, fin de l’histoire, elle s’annonce à un bouleversement de l’expérience ordinaire, à une révolution du paysage où prédomine ce que le sociologue Marc Augé a qualifié, voilà une dizaine d’années, de ‘’non-lieu’’. L’utopie, au sens strict du terme, est en train d’envahir l’étendue où nous tentons de vivre, avec conséquence que nous n’avons plus nulle part où aller.» Lire Kant dans ses «Réflexions sur l’éducation» et se convaincre que : «La discipline empêche l’homme de se laisser détourner de sa destination, de l’humanité, par ses penchants brutaux. Il faut qu’elle le modère, afin qu’il ne se jette pas dans le danger comme un être inadapté ou un étourdi». Réflexion à mettre en parallèle avec celle de Dany-Robert Dufour dans «Divin Marché» : «Il est en train de se fabriquer, par la faillite de l’école, une génération d’individus manifestant en actes non seulement la fin de la nécessité de contrôle de passions, mais encore et surtout l’exigence absolue de laisser libre-cours à l’impétuosité des pulsions.»
Parce que «le monde va trop vite…». Comme je ne me résous pas à descendre, j’essaie de ne pas être pris par le tourbillon de cette vie frénétique où, «seule la vitesse tient lieu d’équilibre». Je lis. La lecture t’oblige à te poser. Face à un livre, on ne peut y aller que mot après mot, page après page. Il n’y a pas de raccourci possible. Le livre t’oblige à te poser. Il te rappelle que, comme l’écrit Xavier Alberti, rien de durable ne se bâtit dans la précipitation car, «tout ce qui est destiné à durer croît lentement». Le livre t’oblige à te familiariser avec l’ennui, le temps lent, l’attente. Tout ce qui, dans notre monde désormais ultra connecté et sans frontière, est perçu comme une anomalie. Mais qui pourtant fixe des repères, crée la mémoire et assure la robustesse. Comme l’a si bien décrit Milan Kundera dans «La lenteur»: «Le degré de lenteur est directement proportionnel à l’intensité de la mémoire, le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli». Dans ce monde où tout s’exprime désormais en termes de complexité, la lecture te pousse à penser la simplicité, en interrogeant le réel sans présupposé ni impensé. Comme Kako Nubukpo, je pense qu’«il ne peut y avoir de construction rationnelle d’une pensée critique sans lecture». Dans «L’urgence africaine», l’économiste togolais constate : «En Afrique, on préfère souvent rester dans la certitude ignorante plutôt que de faire l’effort d’aller vers une incertitude réfléchie». C’est dans la lecture que l’on trouve cette «incertitude réfléchie».
C’est pour toutes ces raisons que je lis. Et pour ceux qui ne l’ont pas encore attrapé, je vous souhaite vivement d’attraper le virus de la lecture.
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