La mort et la tragédie de la statistique
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«La mort d’un homme est une tragédie. La mort d’un million d’hommes est une statistique.»
Cette terrible phrase de Joseph Staline m’est revenue à l’esprit ce week-end alors que les dépêches des médias congolais et étrangers actualisaient constamment le bilan de deux drames qui ont endeuillé le pays en fin de semaine dernière.
Dans la province du Luluaba, au Sud-Est de la RDC, un train a déraillé, faisant 75 morts et 125 blessés, selon un dernier bilan communiqué dimanche par les autorités du pays.
Dans le territoire de Beni, dans l’Est du pays, une trentaine de personnes ont été tuées vendredi soir par des présumés rebelles ADF, responsables de nombreuses tueries des civils dans cette partie de la RDC depuis de nombreuses années.
Dans sa dépêche, l’AFP révèle que l’accident ferroviaire du Lualaba est le plus meurtrier dans le monde au cours des deux dernières années et le troisième plus meurtrier en Afrique en dix ans.
La même agence de presse note que la dernière catastrophe de ce type a eu lieu en RDC en 2014 toujours dans cette même partie du pays (ex-Katanga), causant la mort de 136 personnes.
Reporter à Kananga entre 2017 et 2021, j’ai moi-même fait plusieurs reportages sur d’autres accidents ferroviaires dans le Centre du pays où la vétusté de l’infrastructure, des trains et le comportement de certains riverains- qui vont jusqu’à sectionner les boyaux des engins en marche- occasionnent de nombreux accidents.
Je ne reviendrai pas dans ce billet sur cet attentisme qui caractérise le pays où tout le sait mais personne ne fait. J’ai parlé dans «Le courage d’agir» de ces drames à répétition qui soulèvent l’émotion le temps du deuil sans jamais donner lieu à une réflexion sérieuse et une action ambitieuse.
Dans ce nouveau billet, je voudrais vous parler de la mort. Ou plus exactement de notre rapport avec elle. Le Congo a connu de nombreux drames depuis son accession à l’indépendance. Vous me direz que c’est le cas pour tous les pays du monde. C’est vrai. L’histoire de l’humanité est tragique.
Mais si je m’intéresse spécialement aujourd’hui aux nombreux drames du Congo, c’est surtout pour pointer quelque chose qui dépasse le seul cadre dramatique. C’est la banalisation de la mort.
Merci Docteur Mukwege
Que des personnes soient tuées dans un conflit ou meurent dans une catastrophe naturelle, c’est une chose. Que cela se passe dans une certaine indifférence, c’est révoltant.
Depuis de nombreuses années, le Prix Nobel de la paix Dr Denis Mukwege interpelle les dirigeants congolais et toutes les consciences humaines sur le rapport Mapping. Un rapport élaboré par le Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l\’homme qui décrit les violations les plus graves des droits humains et du droit international humanitaire commises en République démocratique du Congo entre mars 1993 et juin 2003. Le document recense 617 «incidents», des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et de possibles crimes de génocide commis entre 1993 et 2003.
Le gynécologue congolais ne s’économise pas pour demander justice pour ls victimes. Et il a raison. Car les crimes répertoriés dans le rapport Mapping ne doivent pas être des statistiques. Pas plus que la mort des 27 personnes vendredi soir à Beni. Ni même les 75 personnes fauchées dans l’accident ferroviaire du Luluaba.
La tragédie
La mort de tout être humain est une tragédie. Les 27 personnes tuées à Beni ont tous un nom, une famille. L’annonce de la mort de chacune de ces personnes a brisé au moins une autre vie. Une épouse qui ne reverra plus jamais son époux. Un enfant qui ne pourra plus jouer avec sa maman. Deux amoureux qui ne pourront plus conduire jusqu’au bout leur projet de mariage. Des amis, à jamais séparés. C’est cela la tragédie de la mort. Il ne s’agit plus ici de statistique. Mais des destins brisés, des rêves perdus, des projets abandonnés. A jamais.
Tous ceux qui ont perdu un être cher vous diront qu’en perdant quelqu’un qu’on aime, c’est une partie de soi que l’on perd aussi. A tout jamais.
Chacun vit le deuil d’une façon particulière. La mort relève de l’intime, de l’indicible.
Est-ce pour cette raison que, volontairement ou involontairement, au Congo, les médias se limitent à égrener jour après jour, semaine après semaine le nombre des morts de nombreux drames que le pays ne cesse d’accumuler ? Je l’ignore. Mais ce que je sais est que nous avons tort de procéder ainsi.
J’ai travaillé comme journaliste pendant 10 ans dans l’une des principales radios du Congo. Je puis affirmer sans complexe que les médias et, plus généralement, le milieu intellectuel du pays sont en grande partie responsables de la banalisation de la mort en RDC.
Se limiter à rapporter dans des dépêches quotidiennes le nombre des morts enregistrés régulièrement dans des attaques armées notamment dans la partie Est du pays, c’est contribuer à banaliser l’idée même de la mort. Dans certaines rédactions, on discute s’il faut publier en format «brève» ou «papier» une information annonçant la mort de quatre personnes. Ça vous donne une idée de notre rapport avec la mort.
«A hauteur d’hommes»
Les douze mois que je viens de passer, loin du micro m’ont permis de voir autrement la profession. Le journalisme doit se faire autrement au Congo.
Pour moi, le travail du journaliste consiste ne se limite pas à relayer l’actualité avec son micro, sa caméra ou son journal. Le travail du journaliste consiste à expliquer, à donner des clés de compréhension d’un monde de plus en plus complexe, à travers la vie des gens. Des hommes et des femmes qui sont confrontés quotidiennement au chaos de la réalité. C’est eux qui doivent être la priorité des journalistes. Parler de la malnutrition au Kasaï en relayant des chiffres d’organisations internationales, ce n’est pas faire du journalisme. Car derrière ces chiffres se cachent des mères et des pères qui souffrent de voir leurs enfants ne pas grandir correctement à cause d’une mauvaise alimentation. C’est leur histoire qu’il faut raconter.
Comment parler du pouvoir d’achat sans tourner son micro vers ces jeunes recrutés à tour de bras pour des salaires de misère pour travailler pendant 10, 12 voire 14 heures chaque jour dans les supermarchés, restaurants et hôtels de nos villes ?
Comment parler du chômage sans poser sa caméra au marché et capter la vie de ces démarcheurs qui, pour un 1000 ou un 2000 francs congolais, sollicitent des clients pour les aider à faire tel ou tel achat dans nos lieux de commerce bondés et désorganisés.
De plus en plus, j’entends dire autour de moi «faites du journalisme à hauteur d’hommes». L’expression est amusante. Elle ne veut rien dire. Le journalisme ne peut être qu’à hauteur d’hommes. Un reportage n’est pas un texte philosophique ou sociologique. Il consiste à faire savoir à la communauté les problèmes, les joies, les peines, les douleurs, les succès que chacun de nous connaît ou peut être amené à connaître. A travers les histoires des personnes en qui nous pouvons nous identifier. Des personnes qui ont un nom, une adresse, une famille, un travail (ou pas), etc.
«Je suis Charlie»
C’est à force d’abstraction et d’absence de représentation réelle des drames que collectivement, nous en sommes venus à considérer la mort comme quelque chose de lointain. Sauf quand ça nous touche personnellement. Or, précisément le travail du journaliste est de faire ressentir à chacun de nous la douleur que ressent la dame qui a perdu son époux dans le déraillement du train au Lualaba. La tragédie que vit la famille dont les parents ont été tués dans le massacre de vendredi à Beni.
Tant qu’on ne peut pas mettre un nom, un visage sur la mort d’un compatriote, il est fort probable que nous ne considérions cette mort que comme un chiffre parmi d’autres. Une statistique que viendra chasser une autre statistique. Au gré de l’actualité.
Après l’attentat contre «Charlie Hebdo» en janvier 2015, plusieurs d’entre nous avons été choqués au point de nous afficher «Je suis Charlie». Toute mort m’émeut. Mais écouter les rescapés de «Charlie Hebdo» raconter dans les détails ce qui s’est passé ce jour-là sort cet évènement de la banalité du dramatique. On se sent soudainement plus proche de quelque chose qui s’est pourtant passé si loin de soi.
Publier les noms et les photos de chaque personne tuée lors d’un attentat parle forcément à chaque être humain. Ces visages nous rappellent la fragilité de la vie. Chacun de nous peut s’identifier dans ces visages. «Ça aurait pu être mon fils ou ma fille ou mon père ou ma mère.»
Les milliers de personnes tuées à Beni et au Kasaï ont également des visages, des noms, des histoires. C’est notre devoir de les réhabiliter. De raconter leurs morts et leurs vies pour que notre mémoire, sujette à l’oubli et aux déformations liées au temps, ne devienne pas complice de ces drames. Car les tragédies que l’on ne raconte pas sont susceptibles de se répéter et de se banaliser. Transformant ainsi des tragédies humaines en éléments statistiques qui font la Une des médias et remplissent des rapports qui moisissent dans les tiroirs que plus personne n’ouvre.
A chaque fois que nous apprendrons dans les médias la mort d’une ou plusieurs personnes dans une attaque armée à Beni ou dans un accident de circulation à Kikwit, souvenons-nous de l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme :
«Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.» «Un esprit de fraternité». Car oui, nous sommes tous frères et sœurs. Et la mort d’un frère ou d’une sœur n’est jamais une statistique.
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