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La fiction, ou le réel autrement

La fiction, ou le réel autrement

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Lire des livres dans des lieux publics (aéroports, bistrots, transport public) vous soumet à des questions aussi inattendues qu’intéressantes.

Dans le hall d’un hôtel à Goma – alors que j’attendais que ma chambre soit nettoyée, une dame m’a demandé pourquoi je lisais un roman alors que «ce n’est que l’imagination d’un homme comme toi». Par la suite, cette question m’a souvent été posée.

Pourquoi lit-on de la fiction ?

Quand je flâne parmi mes amis bouquinistes ou dans certaines librairies de Kinshasa, il n’est pas rare que l’on me propose des ouvrages « de développement personnel». Je ne les lis jamais. À la place, je demande que l’on me propose des romans.

Comme je l’ai fait remarquer à mon ami Éric en fin de semaine dernière, j’en apprends bien plus sur moi-même, les êtres humains et leur nature dans des romans que dans ces livres autoproclamés «de développement personnel».

«Le cerveau de Kennedy»

Pour commencer, un roman n’est pas uniquement un produit sorti de l’imagination débordante d’un auteur. C’est bien plus que cela.

Cela n’est pas toujours mis en avant, mais l’écriture d’une fiction nécessite un travail de préparation qui, quelques fois, peut s’apparenter à une enquête journalistique.

«Je n’enquête pas comme un journaliste, mais, comme lui, je cherche à éclairer les recoins obscurs des êtres, de la société, du monde. Il n’est pas rare que nous parvenions au même résultat», note Henning Mankell dans le postface de son excellent roman «Le cerveau de Kennedy».

Comme le journaliste, l’écrivain décrit des lieux, des ambiances et des atmosphères. Mais contrairement au journaliste, il peut se permettre «des libertés que permet la fiction». Il peut se permettre de rendre le réel plus fantasque ou plus drôle, l’embellir ou le noircir.

Mais surtout, comme le disait M. Sylvain Malongo, mon enseignant de français au collège Bonsomi, l’écrivain doit s’astreindre au vraisemblable. Pas au vrai. C’est cette nuance que j’ai tenté d’expliquer à la dame de l’hôtel à Goma. Elle ne m’avait pas semblé convaincue. Elle disait préférer la réalité à la fiction.

Pourtant, la fiction est aussi réelle. Autrement…

Dans «Le cerveau de Kennedy», Louise, l’héroïne – de retour de Grèce où elle réalise des fouilles archéologiques – découvre le corps inanimé de son fils – Henrik – dans son appartement en Suède. La police lui annonce qu’il s’agit probablement d’un suicide. Elle n’y croit pas.

À la recherche des réponses aux multiples questions qu’elle se pose, Louise va se rendre en Australie, en Espagne et au Mozambique.

Quelle mère ne serait pas troublée par la mort d’un fils à peine adulte ?

Un trouble d’autant plus renforcé par les découvertes qu’elle fait au fil de son enquête. Louise découvre ainsi que son fils louait un appartement à Barcelone où elle avait une petite amie. La mère soupçonne cette dernière de lui cacher des informations au sujet de son enfant décédé.

Mais connaissait-elle ce fils qu’elle dit aimer plus que tout ?

Visiblement, non. Elle tombe des nues quand elle découvre en fouillant dans la correspondance de son garçon des fréquents voyages au Mozambique. Il y avait fait la connaissance d’une jolie jeune fille, serveuse dans un bistrot et habitant les quartiers malfamés de Maputo.

Et quand elle apprend que son fils avait contracté le SIDA dans ce pays d’Afrique, Louise a du mal à bien se tenir.

Connaissons-nous vraiment les personnes que nous prétendons aimer plus que tout ?

La force du roman ne réside pas dans la fidélité à la matérialité du monde, mais plutôt à la description et à la compréhension de l’être humain dans sa complexité. Ses émotions. Ses sentiments. Sa grandeur et sa misère.

Un bon roman parle à tous les humains de tous les temps parce que chacun retrouve dans l’un ou l’autre personnage un peu de lui-même.

Louise va accuser Lucinda, la petite amie africaine de son enfant de lui avoir transmis le SIDA. Mais c’est à la fin du récit qu’elle apprend que c’était plutôt l’inverse.

«Vous méprisez les Noirs, lui reproche la jeune Africaine. […] Comme la plupart des autres Blancs, vous pensez que le plus important est de savoir comment nous mourrons. Comment nous vivons, vous ne vous en souciez pas. La vie d’un malheureux Africain n’importe pas plus d’un léger coup de vent.»

Nos préjugés nous aveuglent.

«Tumulte à Rome»

N’importe qui peut se reconnaître dans la douleur de Louise et l’incompréhension de Lucinda. C’est l’universalité du roman. Et c’est pour cette raison qu’il nous arrive de verser une larme quand nous lisons le passage d’une fiction. Nous savons pourtant que ce n’est pas la réalité de notre vie ou celle d’un proche qui est décrite.

Dans la célèbre pièce de théâtre de Racine, Phèdre est amoureuse de son beau-fils Hippolyte. Elle croit son époux mort au combat, confie son secret à sa servante et révèle à Hippolyte son amour incestueux.

Quand Racine peint cette femme comme «un être qui se débat entre le désir et la culpabilité», il ne parle de personne en particulier. C’est à l’humain qu’il s’adresse. Cet être dont on dit qu’il est fait de raison n’est que peu raisonnable.

Tiraillé par des passions mortifères, il doit lutter tous les jours contre des démons qui n’ont pas fini de le travailler. Telle est la grandeur et la misère de notre condition.

Dans «Tumulte à Rome» d’Odile Weulersse, Titus apprend alors qu’il devient citoyen romain qu’il a un frère jumeau dont ses parents – très respectables citoyens romains – se sont débarrassés à la naissance.

Le secret, la jalousie, la cupidité, la haine, la concupiscence, l’avarice, la brutalité, la violence, la colère, la vengeance. Tous les êtres humains y font face depuis toujours.

Mais les hommes ne sont pas que cela. D’où leur complexité. D’où l’importance de la fiction qui, mieux que n’importe quel autre type de récit, rend compte de cette complexité.

Le père de Titus qui avait vendu Trifon – le jumeau abandonné – comme esclave peu après son arrivée à Rome, se ravise. Il rachète son fils et réunit à nouveau sa famille au grand complet. Ce qui conduit la sœur des jumeaux à faire, pour la première fois, une prédiction positive :

«Ne désespère pas de la République. Un jour nos légions entreront dans Carthage.»

Ceux qui lisent des romans ne sont pas de rêveurs. Ils ont simplement compris plus tôt ce que les autres ne comprendront que plus tard : la vie ne se limite pas à l’immédiateté de l’instant.

Dans ce monde où tout va très vite, il n’est pas superflu de s’arrêter, de se couper des écrans et d’Internet et de prendre son temps pour lire un bon roman.

Dans «Aleph» de Paolo Coelho, on peut lire :

«La vraie sagesse consiste à respecter les choses simples que nous faisons, car elles peuvent nous transporter là où nous devons aller.»

Parfois la vérité est dans l’exagération…

La lecture fait partie de ces choses simples qui nous permettent de nous comprendre et de comprendre les autres. De ne rien juger ni personne. Conscient de nos propres faiblesses et limites.

Il y a 85 ans sortait «Le Dictateur» de Charlie Chaplin. Son monologue à la fin du film est toujours d’actualité :

«Vous n’êtes pas des machines. Vous n’êtes pas des esclaves. Vous êtes des humains.»

Plus que jamais, cette interpellation nous parle aujourd’hui. La plupart du temps quand je parle de livres avec les autres, je m’entends répondre qu’ils n’ont pas le temps de lire. J’ai trouvé la parade : je leur demande de me montrer le temps d’exposition à l’écran tel que leur propre téléphone portable l’indique. Ils sont ahuris de constater qu’ils passent parfois jusqu’à six heures par jour devant leur téléphone portable.

Ne pas lire est donc choix. Certes, les études montrent aujourd’hui que les effets des réseaux sociaux sur notre cerveau sont comparables à ceux de certaines drogues. Mais il ne dépend que de nous de lutter. D’être des personnes libres. Et pas des automates qui répondent instinctivement à tous les sollicitations numériques.

Contrairement aux manuels «de développement personnel», les romans ne nous donnent  aucune injonction. Il n’y est pas question de se lever tous les jours à quatre heures du matin ou de ne plus boire d’alcool.

Winston Churchill a passé une grande partie de sa vie, une bouteille à la main. Ça ne l’a pas empêché de tenir tête à Hitler. Dans le même temps, je comprends qu’on «peut plus facilement se noyer dans un verre de bière que dans le fleuve Congo».

Les êtres humains sont singuliers. Chacun a une relation particulière avec la vie, les autres, le travail, la mort, le plaisir, la déception, le bonheur.

Les romans nous apprennent à mieux considérer et respecter cette singularité.

Blaise Ndala note dans «L’équation avant la nuit» :

«La terre est immense pour celui qui a trouvé, elle est minuscule pour celui qui cherche.»

Nous autres lecteurs des fictions, sommes d’éternels chercheurs. C’est pour cette raison que la terre nous semble si petite… Nous passons si facilement de la France révolutionnaire à l’Amérique qui massacre les Indiens pour entendre «L’arracheuse de dents» dire que «la vie est un verger plein de fruits qu’il faut cueillir sans attendre, ils périssent tellement vite».

Et même quand il heurte certaines de nos convictions, nous lisons jusqu’à la dernière page Dan Brown parce que «les ténèbres avant l’aube sont toujours les plus épaisses».

La littérature nous bouscule. Elle nous interroge ou nous oblige à nous interroger.

«On n’est de nulle part tant qu’on n’a pas un mort dessous la terre», fait dire Gabriel Garcia Marquez à l’un de ses personnages dans «Cent ans de solitude».

Parfois la vérité est dans l’exagération…

«Les enfants héritent les folies de leurs parents», lit-on encore dans «Cent ans de solitude».

Que vive la littérature !

1 commentaire

comments user
Cibaka Cikongo

La fiction, c’est le dépassement et la mainmise de l’homme sur la réalité, pour en percer les mystères, révéler ses champs invisibles, lui donner d’autres dimensions, vaincre des misères, lui redonner la beauté perdue… Dans la fiction, on réinvente le monde, on le dit autrement, on le reconstruit à la lumière de nos frustrations et de nos rêves. La fonction, c’est le pouvoir que Dieu accorde à l’homme, afin qu’il rêve et crée le monde avec lui.

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