×

Être là et ne pas être là

Être là et ne pas être là

Partagez maintenant sur :

-Je veux arrêter.

-Je ne te demanderai pas pourquoi. Mais dis-moi, t’en connais beaucoup de dealers qui ont fermé boutique et sont allés vivre tranquillement leur retraite au bord de la mer ?

Ma question a pris Mimosa par surprise. Elle ne s’y attendait. Me connaissant, elle s’imaginait sans doute que j’aurais dit comme souvent : «Fais ce qui te rend heureuse. Je te soutiendrai». Non. Je ne pouvais pas. La ficelle était trop grosse. Non pas que je pense que Mimosa est incapable de quitter le monde de la prostitution. Mais elle ne peut y renoncer qu’une fois contrainte. Jamais de son plein gré. Elle le sait. Et elle sait que je le sais.

-Pour l’instant, je ne peux rien te dire de plus.

Le message que Mimosa m’avait envoyé à quatre heures du matin laissait présager quelque chose d’indéfinissable pour moi. Après l’avoir lu, j’ai d’abord souri. Puis, j’ai froncé les sourcils, avant de me dire que quelque chose de terrible était peut-être en train de s’abattre sur mon amie.

Le message est en fait un extrait du recueil de poèmes de Laura Mahieu, «Mon âme mise à nu» :

«Merci la vie,

Pour les opportunités,

Et les occasions manquées.

Pour les amours d’un jour,

Et les amitiés de toujours.

Pour les chutes,

Et les luttes.

Pour les nuits noires,

Et les jours d’espoir.»

Depuis environ trois mois, Mimosa me laissait gérer ses «filles». Elle avait ajouté un numéro que j’utilise sur le flyer que les clients voient quand ils débarquent sur le compte Instagram de «son salon de massage». Je prends les «commandes» et je propose aux clients les différents profils des «masseuses».

Avant de recevoir les photos des «masseuses», le client envoie 5 dollars par mobile banking. Le «salon» de Mimosa propose plusieurs types de «massage». Mais c’est le Nuru qui est le plus sollicité.

Pendant la séance, la masseuse est complètement nue comme le client. Après l’avoir induit d’une huile, la masseuse se frotte au corps du client, et particulièrement sur ses parties intimes. La séance d’une heure coûte 50 dollars américains. Si le client demande de coucher avec la masseuse – ce qui arrive trois fois sur quatre – il ajoute trente dollars.

Pour deux heures – avec finition – il faut prévoir 120 dollars américains. Dans le jargon du métier, «finition» fait référence à la pénétration.

Il y a des clients qui préfèrent éjaculer dans la main de la masseuse, rejetant la «finition» pour, semble-t-il, «ne pas se salir». Comme si se mettre nu et se faire masturber par une prostituée n’était pas déjà un acte «sale». Bref, les humains sont ce qu’ils sont. Je n’y peux rien.

Au bout de trois mois donc, j’avais appris en détail comment fonctionne le business de Mimosa. Mais je n’étais pas prête à le diriger au quotidien comme elle le fait. C’est pourtant ce qu’elle semble me proposer.

-Tu ferais une bonne patronne, tu sais.

-Je t’arrête tout de suite. Si ton plan est de te retirer pour me laisser les rênes de ta boutique, c’est non.

-C’est bien dommage. Tu as pourtant tout pour être la nouvelle Reine. Tu connais déjà le métier. Tu l’exerces à ta façon sans dépendre de personne. Tu as une autorité naturelle. Les filles vont te respecter.

-Ce serait plus simple si tu fermais ta boutique.

-Je ne le peux pas pour le moment.

-Si tu continues à me cacher des choses, je ne suis pas sûre que je vais être tenté de reprendre les rênes de ton salon de massage à ton départ.

-Tu marques un point. On peut aller faire un tour ?

-Mais moi je dois bosser…

-Je te paie ta journée.

-Et tu paies combien ?

Nous avons toutes les deux éclaté de rire quand j’ai posé cette question. Mimosa est la personne la plus généreuse que j’ai rencontrée dans ma vie. Je ne lui fais plus payer les courses. Quand je m’occupe d’un client dans la dépendance qu’elle a mise à ma disposition dans sa parcelle, je trouve toujours un cadeau dans mon taxi après la séance.

Quand je lui faisais encore payer les courses, elle me remettait toujours le double de ce qu’elle devait.

Un jour, j’ai été tentée de faire de mon taxi, un Yango. Elle me l’a interdit :

«Tu dois toujours être en capacité de choisir. Tu es une technocrate du plaisir. La sélection est la première condition de ta pérennité. Avec Yango, tu ne choisis pas. Tu as déjà un carnet d’adresses, des clients fidèles et un business parallèle très rentable. N’essaie pas de te confondre dans la masse.»

Elle avait été très persuasive.

Alors qu’elle a un joli SUV de marque Nissan, il lui arrive encore de me demander une course. En règle générale, c’est quand elle a envie de me parler d’une question qui la tourmente qu’elle le fait.

-Où veux-tu qu’on aille ?

-N’importe où.

Avant de sortir de son salon de massage, j’ai remarqué que Mimosa guettait à travers les vitres une présence comme le font ceux qui craignent d’être suivis.

-Dis-moi ce qu’il y a.

Une fois dans le véhicule, je l’ai sentie un peu soulagée. Mais elle jetait constamment un regard dans le rétroviseur.

Il était midi quand nous sommes arrivé à «Sokola beach», un petit endroit coquet aménagé par un ami de Richard à Kinsuka, le long du fleuve. Il a fait faire une petite plage parsemée des palmiers nains. Une dizaine de cottages collés les uns aux autres font face au fleuve. Le tronc d’un gros manguier a permis d’aménager un bar assez atypique. C’est là que nous nous sommes assises, mon amie et moi.

A cette heure de la journée, il n’y a quasiment personne dans l’établissement. Mais près du fleuve, à notre arrivée, j’ai remarqué un couple. La dame est d’un certain âge. Le garçon doit avoir 22 ans. Quand nous nous sommes installées au bar, le couple a disparu de la plage. Je le cherchais du regard. Mimosa l’a remarqué.

-Ils sont rentrés dans leur cottage. Je connais la dame. Et le jeune homme aussi d’ailleurs.

-Comment ça ?

-Le jeune homme était l’un de mes masseurs. Je n’ai jamais vu un Congolais aussi consciencieux dans son travail. La dame m’avait été présentée par un amie, la députée Nzuzi. Elle lui avait parlé de mon salon de massage et loué la discrétion de mes employés. Un jour, elle m’a écrit pour demander un masseur. J’ai envoyé John. Pour les quatre prochaines «commandes», elle avait exigé que ce soit toujours le même masseur. Mais j’avais prévenu John que cela ne devait pas se transformer en une relation affective. Autant les hommes prennent les putes pour ce qu’elles sont, autant une dame peut s’y attacher au point de tomber amoureuse. C’est finalement ce qui est arrivé. John avait disparu pendant une semaine. Ce qui ne lui arrivait jamais. Un jour, j’ai reçu un message de la dame m’annonçant que John ne travaillerait plus pour moi et qu’elle se proposait de me dédommager. J’ai refusé.

-Que fait-elle ?

-Elle travaille à la direction de la paie. Son époux est sénateur.

-Elle est mariée ?

-Et son époux est également un client de mon salon.

-Donc, toi tu connais tout Kinshasa.

-C’est le cas de le dire. Et c’est pour cette raison que tu dois prendre la relève. Si j’arrête ce business, je suis morte. Si je n’arrête pas, je suis également morte. Je dois faire les deux en même temps.

-A la fois être là et ne pas être là.

-J’ai toujours su que tu comprendrais…

Laisser un commentaire

LinkedIn
Share
WhatsApp
Copy link
URL has been copied successfully!