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La vie sanctionne ceux qui arrivent en retard

La vie sanctionne ceux qui arrivent en retard

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«La famille du fiancé de Tshibo a apporté la dot.»

Makasu n’en revient pas. Il avait bien remarqué depuis son taxi que la musique provenant de la parcelle familiale de Tshibo était celle d’une fête. Mais un mariage… Non. Il n’y a pas pensé. Encore moins celui de Tshibo. La jeune demoiselle qui l’invitait à partager le repas de famille le jour de l’an était donc sur le point de se marier.

Papa Samba, d’ordinaire si réservé, est intarissable lorsqu’il parle de la jeune femme.

-Vous savez, je l’ai vue grandir. Je travaille ici comme sentinelle depuis 20 ans. Elle était très brillante à l’école. Toujours première de classe. Même à l’université, elle n’était pas du genre à faire des bêtises. Elle doit avoir distingué deux ou trois fois. Vraiment ce jeune homme a beaucoup de chance de l’avoir comme épouse.

Debout devant le portail d’entrée de la parcelle à côté de Papa Samba, Makasu est comme paralysé. Il ne s’est même pas rendu compte qu’il y avait de plus en plus de personnes autour de lui.

Les membres de la famille du fiancé de Tshibo étaient arrivés. Les sœurs et les cousines de la mariée accouraient vers le portail pour les empêcher d’entrer avant de procéder à la traditionnelle jetée de billets de banque.

-Mon fils, qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi n’entrez-vous pas ?

C’est Papa Samba qui sort Makasu de sa rêverie. Soudainement, le vieil homme se ressaisit.

-Mais, au fait, qui êtes-vous ?

Alors qu’il lui parle depuis une dizaine de minutes après que Makasu s’est présenté au portail, demandant si Tshibo était là, Papa Samba ne sait toujours pas à qui il a affaire.

-Désolé de vous avoir dérangé. Je ne suis personne…

Makasu abandonne le cadeau qu’il avait apporté à Tshibo entre les mains de la sentinelle et s’éloigne de la parcelle d’un pas hésitant.

Papa Samba, un peu déboussolé, n’a pas le temps de cogiter longtemps sur ce qui vient de se passer. Il a juste le temps de tendre le cadeau à une sœur de Tshibo, avant de mettre un peu d’ordre devant le portail où les deux familles discutent à présent vivement du «droit d’entrée».

Que se serait-il passé si j’avais répondu à son invitation le jour de l’an ? Son fiancé était-il là ? Pourquoi m’a-t-elle invité ?

Les questions se bousculent dans la tête de Makasu alors qu’il s’approche de Kintambo Magasin pour trouver un taxi et rentrer chez lui.

Le jeune homme était venu s’excuser auprès de Tshibo à l’invitation de qui il n’avait pas répondu, trois jours plus tôt. N’ayant pas le numéro de téléphone de la jeune femme, il était bien obligé de se présenter en personne, cadeau en main.

Si j’étais venu le 1er janvier, m’aurait-elle parlé de son mariage ?

Question rhétorique que se pose sans cesse Makasu alors qu’il attend maintenant un taxi. Il sait qu’il ne pouvait pas répondre à l’invitation de Tshibo. Non. Pas un 1er janvier.

Quand il parle de ce jour du 1er janvier aux rares intimes à qui il se confie, Makasu utilise un mot arabe : Nakba.

1er janvier 1995. 6h30. Makasu est déjà debout en train de faire les cent pas sur la véranda du domicile des parents de sa mère où il a passé sa nuit. Il trépigne d’impatience.

La veille au soir, sa mère lui avait fait une promesse : à mon retour, demain matin, tu auras ton cadeau. A Noël, le petit garçon n’avait pas reçu de cadeau.

Après l’avoir embrassé sur le front pour lui dire «bonne nuit !», sa maman lui avait glissé à l’oreille : «Mon amour, partout où je serai, je t’aimerai, je te protègerai…»

Avec les années, Makasu s’est convaincu que cette phrase était prémonitoire.

Si les parents du petit garçon étaient venus le laisser passer la nuit chez ses grands-parents, c’était pour aller assister à un concert de Wenge Musica au Grand Hôtel de Kinshasa. C’est comme cela qu’ils avaient prévu de passer leur réveillon de la Saint Sylvestre.

Il est 23h00 quand le couple quitte le domicile des parents de la mère de Makasu à Yolo. Le petit garçon s’est endormi. Sa maman peut aller au concert le cœur léger.

Les deux amoureux s’engouffrent dans la Peugeot 306 d’un ami du couple, lui aussi accompagné par sa compagne. Les deux couples se connaissent bien. Ils ont même planifié de se marier au cours du mois de juillet 1995, à une semaine d’intervalle et, ensuite, d’aller en voyage de noces ensemble au Bas-Zaïre, sur la côte atlantique.

Les parents de Makusu se sont connus en 1988. Deux ans plus tard, ils ont eu leur premier enfant. Quand Makasu naît, son père a 23 ans, sa mère 21. Ils sont jeunes. Ils ne sont pas encore mariés mais ils vivent sous le même toit. Ils sortent beaucoup. Ils aiment profiter de la vie et laissent souvent le petit garçon entre les mains de ses grands-parents.

Ces derniers n’ont donc pas été surpris de les voir aller assister à un concert de musique pour passer le réveillon. Ce sera leur dernier. Ils ne les reverront pas vivants. Makasu ne recevra jamais le vélo que lui avait promis sa mère.

Le 1er janvier à 5 heures du matin, les quatre fêtards décident de rentrer.

Étaient-ils sobres ? On ne le saura jamais. Mais au sortir de l’avenue Batetela pour s’engager sur le boulevard du 30 juin, le véhicule dans lequel se trouvaient les deux couples heurte un fula-fula qui se dirigeait vers Kintambo Magasin. La Peugeot fait plusieurs tonneaux. Les quatre passagers sont tous décédés sur place.

C’est à 8 heures que la nouvelle arrive à Yolo. Makasu voit entrer ses oncles et tantes, tous visages graves, dans le salon de la maison de ses grands-parents. Lui, toujours sur la véranda en train de faire les cent pas, attendant une mère qui ne viendra pas. C’est sa grand-mère qui va lui annoncer la terrible nouvelle.

Comme il le racontera lui-même à ses élèves du Lycée Mokanda, plusieurs années après, c’est seulement à l’âge de 10 ans qu’il va comprendre que ses parents étaient morts et qu’il ne les reverrait plus. Avant cela, il était convaincu qu’un jour, le portail de la parcelle de ses grands-parents s’ouvrirait et qu’il verrait entrer ses parents.

Depuis, le 1er janvier est devenu son jour de deuil personnel. Il ne sort pas. Il ne voit personne. Il ne fête pas.

Mais cela, Tshibo ne le savait pas quand elle l’a invité.

De retour chez lui, Makasu est encore plongé dans ses pensées, se demandant s’il avait bien fait de ne pas avoir dit tout de suite à Tshibo qu’il ne pouvait pas répondre à son invitation. Pas ce jour-là.

Au fond de lui, Makasu est convaincu que Tshibo voulait lui dire quelque chose, que son invitation avait un objectif précis. Lequel ?

-Elle s’est simplement foutue de ta gueule ?

-Non. Ce n’est pas son genre.

-Mais tu ne la connais même pas.

Quand il est descendu sur Kimbondo. Makasu a demandé à Libanais de passer le voir à la maison après la fermeture de sa boutique.

Libanais, c’est son ami du quartier. Leurs domiciles, des annexes des maisons principales, comme on en voit beaucoup à Bandal, donnent sur le même tunnel. Ils se croisent le matin quand ils brossent les dents et quand chacun va au travail. Ils se confient souvent l’un à l’autre. C’est plutôt Makasu qui se confie d’ailleurs. Libanais, 30 ans, 1 mètre 86, 76 kg, doit son surnom autant à la couleur de sa peau qu’à son sens des affaires. Peu bavard, il vend des vêtements dans une boutique sur Kimbondo. Il possède également une supérette au coin de l’avenue Baluba. Le tout «en étant parti de rien», comme il aime le répéter fièrement.

Ce soir, il a écouté attentivement le récit de son ami. Mais il ne partage pas sa conclusion. Libanais est convaincu que Tshibo a juste profité de la gentillesse de son ami le soir du 31 décembre et l’a invité pour la forme, le lendemain.

-La preuve, elle ne t’a même pas parlé de son mariage tout le long de votre trajet en taxi.

-Non. Je ne pense pas. Si elle m’a invité, c’était pour m’en parler. Peut-être qu’elle avait un doute. Peut-être même que c’est un mariage arrangé. Peut-être que le fiancé ne vit pas au pays.

-Mais ça, mon cher, tu ne le sauras jamais. C’est maintenant une femme mariée.

-Ouais, tu as raison. Comme le disait Gorbatchev, «la vie sanctionne ceux qui arrivent en retard»…

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