Métier : taxiwoman (si vous voulez)
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-La moto, c’est la liberté.
Richard est hystérique ce matin. Je ne comprends pas l’enthousiasme qu’il a à vouloir me raconter son expérience de la veille. Je devais passer le chercher après une réunion avec ses anciens collègues de l’USAID. Je l’ai appelé au téléphone vers 17 heures pour lui dire que la circulation était impossible sur toutes les routes de la ville et qu’il devait trouver une alternative. En ce moment-là, je venais de passer moi-même deux heures sur le tronçon entre «Diplomate» et le rond-point Socimat.
-Ma belle, il n’y a que toi qui me conduis ici à Kinshasa. Les routes vont bientôt se dégager et tu vas passer me chercher. Tu sais, on n’a pas fini avant 19 heures, hein !
L’éternel optimiste. Il pense toujours que les circonstances lui seront favorables. Peu importe la réalité.
C’est quand il est sorti sur le boulevard du 30 Juin qu’il s’est rendu compte que même la meilleure volonté ne lui serait d’aucune aide.
-Allô ma belle ! Je crois que tu avais raison.
-J’ai toujours raison.
-Non. Tu n’as pas toujours raison. Mais tu peux faire ta frimeuse ce soir. Trouve-moi un moyen, s’il te plaît.
-Marche à pied.
-Tu veux ma mort ?
-Je te croyais grand sportif. Ecoute, la personne qui peut t’aider est au niveau de Regideso. Elle me dit qu’à partir de là, même les motos ne peuvent pas avancer vers la Gare centrale. Tu vas donc devoir marcher jusqu’à sa rencontre. Je t’envoie son numéro par Whats’App. Il s’appelle Temple.
C’est ainsi que Richard a dû marcher à pied sous la pluie, avant de prendre une moto qui l’a conduit jusqu’à Mont Fleury où il réside pendant ses séjours à Kinshasa.
-Je ne prendrai plus jamais ta bagnole. Désormais, c’est moto matin, midi et soir.
-Bonne chance !
-Mais ne pars pas comme ça !
-Pourquoi je resterai ? Tu n’as plus besoin de moi.
Richard me tire par le bras et me fait rasseoir à côté de lui sur son sofa qui occupe une grande partie de son salon.
-Ecoute d’abord mon histoire. Hier, j’ai goûté à la liberté. La moto sous la pluie. C’était irréel. Ton fameux Temple, il slalomait littéralement entre les véhicules. Je me suis tout de suite demandé pourquoi les gens ne prennent pas la moto au lieu de se confiner dans des transports insalubres où on se frotte les uns aux autres dans la chaleur étouffante de Kinshasa.
-Hey, Muzungu ! Stop !
-Je ne suis pas Muzungu. Mon père est Munianga. Ma mère est Muluba. Je suis né à Limete. J’ai étudié au Complexe scolaire Cardinal Malula.
-Ensuite, tu es allé à «Franklin». Puis Science Po. Et enfin, l’ENA. Haut fonctionnaire de la République française pendant 15 ans. Là, tu remets à peine les pieds dans le pays qui t’a vu naître et tu penses tout savoir. Retiens bien ceci : les 20 000 francs que tu as remis hier à Temple pour la course, c’est le salaire hebdomadaire de beaucoup de personnes à Kinshasa.
-Arrête ça.
-Je suis très sérieuse.
-Et comment toi tu fais pour avoir des clients alors que tu fais payer 10 dollars de l’heure pour chaque course avec ton taxi ?
-Ma clientèle est composée des gens comme toi. Vous représentez moins de 1% de la population de Kinshasa. Mais vos porte-monnaie sont remplis de billets verts. Vous habitez dans les quartiers chics de la ville et payez des loyers démentiels. Vous louez des hôtels à 400 dollars américains la nuit pour vous faire « masser » par des jeunes filles qui ont appris à vous faire jouir au bout de quelques minutes avec leurs petites mains manucurées. Ça vous permet de rentrer chez vous auprès de vos épouses la conscience tranquille, vous mentant à vous-même que vous n’avez rien fait de très repréhensible. Mes clients, c’est vous. Mais vous n’êtes pas Kinshasa. Loin de là !
Ma diatribe a pris Richard par surprise. Il ne s’y attendait pas. Je pense que je suis allée un peu loin en parlant de massage et de la prostitution.
-Mais pourquoi me parles-tu de prostitution ?
-Parce qu’hier, tu m’as demandé de te présenter Mimosa.
-J’ignorais qu’elle était dans la prostitution.
-Sois pas naïf. Que penses-tu qu’elle fait quand je te dis qu’elle est masseuse.
-Beuh, qu’elle masse.
-…
-Ne me regarde pas comme ça. D’ailleurs, tu m’as toujours dit qu’elle t’avait tout appris. Toi aussi, tu fais ça ?
-Laisse tomber.
J’ai toujours su qu’un jour, j’aurais cette discussion avec Richard. Le seul fait d’y penser me rendait anxieuse. Mais depuis quelques semaines, je m’étais décidée à tout lui raconter. C’est le deuxième séjour qu’il passe seul à Kinshasa et qu’il me sollicite pour être sa conductrice. Nous sommes devenus très proches.
-Je serai ton client exclusif. Trois semaines. On ira partout. Et ce sera comme ça désormais à chacun de mes séjours à Kinshasa.
-Jusqu’à ce que ton épouse vienne te surprendre…
Mais il a beau être gentil, compréhensif et avoir un esprit ouvert, Richard a toujours un regard moralisateur. Son propos est pourtant loin de l’être. Mais il donne le sentiment de toujours juger, de classer les êtres humains entre les gentils et les méchants. Et à ce jeu, je suis du côté des méchants. Et depuis très longtemps.
Quand j’ai connu Mimosa, j’étais taxiwoman. Et je le suis toujours. Mais je mentirais si je disais que l’essentiel de mes revenus proviennent des courses. A la fin de chaque journée, j’ai entre les mains au moins deux cents dollars américains, les mauvais jours. Ça peut aller jusqu’à 500 dollars, les bons jours. Et contrairement à Mimosa, moi je ne dis pas que Dieu m’a béni quand je réalise des recettes aussi importantes.
Quelques semaines après notre première rencontre, Mimosa m’avait demandé si mes clients me draguaient.
-Tout le temps.
-Mais pourquoi tu n’en profites pas ?
-Comment ça ?
-Tu leur donnes ce qu’ils demandent. Mais tu fixes tes conditions.
-Dans le taxi ?
-J’avoue qu’avec ton ketch, ce serait un peu limite. Mais tu peux commencer avec. Le taxi se transforme momentanément en maison de passe. 70$, hors prix de la course initiale. Tu peux accepter 50$ si tu veux.
-Dans un véhicule ? Qui accepterait cela ?
-Tu n’imagines pas le nombre d’hommes qui fantasment en te voyant conduire ton petit véhicule. Ils s’imaginent déjà dans quelles positions ils vont te prendre sur le siège où ils sont assis pendant que toi tu es concentrée sur ce qui se passe sur la route.
Après deux semaines d’hésitations, j’ai essayé. C’est un peu hypocrite de parler d’essai. Je voulais voir ce qui donnerait. Est-ce que je continuerai à voir mon taxi comme je l’ai toujours vu ? Est-ce qu’il n’allait pas m’inspirer un dégoût ? Est-ce que moi-même, je n’allais pas m’inspirer un dégoût ?
J’avais eu une enfance chaotique. Mais jamais il ne m’était venu à l’esprit de me prostituer. Ce qu’il y avait de réconfortant dans ce que me proposait Mimosa, c’était que j’allais continuer à faire du taxi. Et je pouvais arrêter à tout moment d’accepter des clients pour l’autre activité. Je me mentais à moi-même. Depuis que j’ai commencé, je n’ai jamais arrêté. Sauf quand Richard est en séjour à Kinshasa. J’ai acheté un nouveau véhicule. Une Toyota Proace 9 places. J’ai aménagé l’arrière, mis une cloison pour compartimenter l’intérieur. Quand on est un client du taxi, on se dit que ce véhicule ressemble à un petit intérieur de maison. Quand on est un client de l’autre activité, on se fait déjà une idée de ce qui vous attend de l’autre côté de la cloison. J’ai de beaux draps, des serviettes propres, de petites lumières colorées, un petit lit démontable. On peut même se remettre tout propre après la passe, comme l’exigent ces hommes dont le besoin de propreté cache mal la boue dans laquelle ils se complaisent. Mimosa me laisse même utiliser l’arrière-cour de la parcelle qu’elle loue désormais. J’y gare ma bagnole. Sans descendre du véhicule, je vais à l’arrière et m’apprête. Au bout d’une heure, chacun reprend son rôle initial comme si de rien n’était. Si le client exige une chambre, le prix double. L’une des dépendances de la maison de mon mentor se transforme alors en maison de passage. Dans les deux cas, elle perçoit une commission.
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