Le bon et le mauvais voleur
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La scène se passe à l’Assemblée nationale à Kinshasa lors du débat sur le budget 2025. La Première ministre Judith Suminwa est accompagnée des membres de son gouvernement pour présenter le budget et écouter les questions et amendements des députés afin d’y répondre – ou éventuellement les intégrer dans son projet de loi.
J’ignore le nom du député qui intervient. J’ai découvert la courte vidéo sur Twitter. La seule chose que je devine c’est qu’il est un élu de l’Equateur. A la fin de la vidéo, il va s’adresser à «ses frères» du Grand Equateur.
«Nous avons dans la salle ici un Premier ministre. Matata Ponyo, pour ne pas le citer», commence ainsi le député qui cite ensuite toutes les réalisations dont la ville de Kindu a bénéficié lors du passage de M. Matata à la Primature (2012-2016). L’ancien Premier ministre est effectivement né dans la ville de Kindu en 1964.
«Jadis, Kindu au Maniema, c’était perdu. Qu’est-ce qu’il y avait là-bas ? Mais aujourd’hui ? Un aéroport pimpant neuf, une université moderne où les enfants vont à l’école sans habits [sic]. Vous trouvez tout là-bas», explique l’élu.
On entend au loin l’un de ses collègues lancer : «Avec L’argent volé…».
Pas de quoi décontenancé l’orateur qui répond sans tarder comme s’il s’y était préparé : «L’argent volé pour investir au Congo. L’argent volé pour investir au Congo».
Brouhaha dans la salle où se tient la plénière.
Le président du bureau de l’Assemblée nationale use de son marteau pour appeler au calme. Mais on l’entend approuver les propos du député : «Oui oui !!!».
Encouragé, notre député de l’Equateur poursuit sur sa lancée :
«Madame Judith Suminwa a aujourd’hui un projet de construire un hôpital à Boma. Est-ce que c’est mauvais ?»
Cette fois-ci, on entend le président de l’Assemblée nationale rigoler plus franchement, avant de lancer : «Suivez notre collègue. Continuez. Vous êtes intéressant. Continuez.»
Notre élu s’exécute :
«Dans son projet, Madame Judith Suminwa a un projet de construire un hôpital moderne à Boma. Boma, c’est en RDC. Et si elle fait ça, ça va rester dans son actif. C’est mauvais de voler et d’aller construire à l’étranger».
Nouvelles clameurs dans la salle.
A la fin de la courte vidéo, le député interpelle «ses frères» de l’Equateur :
«Vous, mes frères de l’Equateur, Grand Equateur, construisez-nous là-bas. C’est aussi ça. Le chef de l’Etat a dit : ‘’Consolidons les acquis’’. C’est quoi consolider les acquis ? Nous avons aujourd’hui un aéroport à la dimension standard internationale. J’ai cité ici l’aéroport international de Moanda à Gbadolite. C’est devenu quelque chose qui chôme, qui moisit. Ce n’est pas normal. Quand on doit consolider les acquis, cela veut dire aussi entretenir ce qui existe, l’exploiter en bonne et due forme.»
L’aéroport international de Gbadolite était un caprice du président Mobutu. Vous lirez d’ailleurs dans «Le dinosaure. Le Zaïre de Mobutu», des précieuses informations divulguées par Colette Braeckman sur les dépenses faramineuses qu’a nécessité la construction de cet aéroport.
Mais si je vous parle de cette vidéo du député de l’Equateur, ce n’est pas pour raconter l’histoire du président Mobutu – elle mérite plusieurs livres. C’est plutôt pour souligner un trait assez caractéristique d’une certaine mentalité au Congo.
Vous l’avez lu, le député qui intervient prononce cette phrase terrible : «C’est mauvais de voler et d’aller construire à l’étranger». Ce qui sous-entend que ça ne le serait pas si l’argent volé permettait de construire des infrastructures au pays.
C’est une opinion largement partagée dans la société congolaise. L’idée qu’il existe de «bons» et de «mauvais» voleurs. Et elle est vieille.
Enfant, j’entendais des adulte autour de moi fustiger les «mouvanciers» – les proches collaborateurs du président Mobutu – qui s’achetaient des appartements luxueux en Europe ou aux Etats-Unis. Ce n’était pas tant le vol qui était remis en question mais plutôt le fait de faire bénéficier l’argent volé à des étrangers, aux «mindele». Car j’entendais ces mêmes adultes dire avec la conviction des possédés qu’à la mort de ces «mouvanciers», les «blancs» allaient s’approprier ces biens immobiliers. C’était donc des «mauvais voleurs».
Parce qu’a contrario existaient des «bons voleurs» qui achetaient des immeubles à Kinshasa et dans d’autres villes du pays. Avec de l’argent volé.
Cette idée participe à ce que j’ai désigné dans un autre billet publié sur ce blog comme la théorie du «ruissellement» à l’africaine. Je vole et ma famille, mes amis, ma communauté, mon parti politique, mes supérieurs, en profitent. On n’a pas besoin d’avouer à ses amis que l’on s’est marié grâce à un oncle généreux dont le train de vie a radicalement changé depuis qu’il dirige une entreprise publique. C’est dans l’ordre des choses. Le parent le plus riche de la famille s’occupe à résoudre les problèmes des autres membres de la famille…avec de l’argent volé.
Si tu ne partages pas le butin, tu es un mauvais voleur. Le fruit du vol doit profiter à tout le monde. Bon ! On va être sérieux. Pas vraiment à tout le monde. Le responsable public en question (ministre, responsable d’entreprise publique, chef d’institutions, etc.) et sa famille restreinte seront forcément les plus gros bénéficiaires. Plus on s’éloigne du premier cercle, moins il y a de l’argent à partager. L’oncle qui vient du village parce qu’il a entendu que son neveu a été «béni» n’aura pas le nouveau modèle de Fortuner comme la vice-maman (pour les non-initiés, c’est la compagne principale d’un homme marié).
La construction des hôpitaux, écoles et autres infrastructures au village d’origine avec de l’argent volé participe du même élan. Cet argent peut également financer des fondations, ONG ou associations de tous ordres. Mais le principe est le même : plus les bénéficiaires de l’argent volé sont nombreux, plus on est un «bon voleur».
A Kinshasa, j’entends souvent : «Liaka na batu… Cercueil e zalaka kilo».
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