Lire pour être libre…
Partagez maintenant sur :
Si j’ai adoré «Le fabuleux et triste destin d’Ivan et Ivana», ce n’est pas seulement parce que ce roman de Maryse Condé raconte l’histoire – fabuleuse et tragique – de deux jumeaux.
«Les premiers mois des jumeaux sur terre furent malaisés. Ils n’arrivaient pas à s’habituer à mener des vies distinctes : dormir dans des moïses séparés, être lavés à tour de rôle, sucer leur biberon l’un après l’autre. Au début il suffisait que l’un d’entre eux gazouille, pleure ou hurle pour que l’autre lui emboîte aussitôt le pas. Ils mirent du temps à se séparer de cette fâcheuse synchronisation.»
Ça fait remonter des images encore fraîches dans ma mémoire.
Maryse Condé est une écrivaine remarquable. Aussi curieux que cela puisse paraître, je n’avais jamais entendu parler d’elle avant 2023. Un dimanche soir alors que l’ennui – comme souvent – m’invite à lancer l’application Radio France de mon portable, je me vois suggérer un podcast de France Culture. Une série en quatre épisodes : «Maryse Condé, une auteure insaisissable». A côté du titre, la photo d’une dame, noire, à la chevelure économe dont les mèches blanches prennent de plus en plus la place des noires. Petit sourire en coin. Regard inquisiteur.
Mais qui est cette dame ? Je branche mes casques. Et j’entends l’historienne Françoise Vergès décrire une «voix singulière». Et la professeure de littérature Françoise Pfaff, «quelqu’un qui cherche et qui se cherche».
Quatre heures après, je note dans mon carnet les titres des romans de Maryse Condé entendus pendant l’émission.
Quand le 5 mars dernier Cédric B. me remet le lot de livres qu’il m’a rapportés de Belgique, je suis longtemps resté les yeux rivés sur la couverture de «Le fabuleux et triste destin d’Ivan et Ivana». En me promettant de lire le roman à la fin de mes vacances, dans l’avion qui me ramènerait dans la ville où je travaille, je suis loin d’imaginer que le jour où j’ouvrirai les premières pages de ce livre, Maryse Condé ne sera plus de ce monde. La grande dame est décédée dans la nuit du 1er au 2 avril dernier.
La littérature comme l’amour
C’est le 22 avril que j’ouvre la première page de «Le fabuleux et triste destin d’Ivan et Ivana». Et je comprends alors pourquoi tous les intervenants au podcast de France Culture étaient si élogieux au sujet de Maryse Condé.
«Pauvre Ulysse ! Il avait renoncé à son juteux métier d’escorte. En effet il était tombé amoureux de Céluta, une fille de son pays que le vent de la misère avait charroyée jusqu’à Paris où elle faisait des ménages, et se serrait avec elle dans une minable chambre de bonne. Depuis, ses activités d’escorte, qui pour lui constituaient juste un métier, avaient changé de nature et étaient devenues une trahison de son cœur et de son corps. Le pire est qu’il ignorait qu’afin d’arrondir les fins de mois Céluta se livrait à des passes tarifées avec les bourgeois chez qui elle travaillait. La vie est surprenante, n’est-ce pas ? Elle possède un sens de l’humour qui ne fait pas rire tout le monde.»
La prose de Maryse Condé est d’une beauté exceptionnelle.
Son roman raconte le destin d’Ivan et Ivana, jumeaux élevés par une mère seule, Simone. Fruits d’une union éphémère, ces enfants qu’un amour indicible unit auront un destin tragique.
Le livre de Maryse Condé raconte une histoire où l’indicible et le secret sont partout :
«Moi je suis née sur le Canal Vatable dans une maison du diocèse car ma maman se louait au presbytère. Elle récurait les planchers, astiquait l’argenterie et faisait le lit des prêtres. On racontait que mes deux frères et moi, à cause de nos yeux bleus et de nos tignasses jaunes, nous étions les enfants d’un des prêtres. Un Sud-Africain qui venait de Durban. Cela n’est pas prouvé. Ma mère a emporté son secret dans la tombe.»
Maryse Condé, c’est une écriture surprenante :
«Après près d’une heure une porte s’ouvrit et Ivan se trouva devant la dernière personne qu’il s’attendait à rencontrer : Mansour, son ami Mansour qui vivait dans la même concession à Kidal. C’était un Mansour impossible à reconnaître. Sapé comme jamais.»
Une écriture qui fait également réfléchir :
«Pourquoi certaines terres sont-elles plus fertiles que les autres en filles-mères ? Les femmes y sont-elles plus jolies et plus aguichantes ? Les hommes y ont-ils le sang plus chaud ? Au contraire. Ce sont des endroits de grande détresse. L’acte sexuel est l’unique bienfait. Il donne aux hommes le sentiment d’accomplir une prouesse et aux femmes l’illusion d’être aimées.»
J’ai lu «Le fabuleux et triste destin d’Ivan et Ivana» d’une seule traite. C’est la première fois que cela m’arrive.
Si comme le veut la sagesse populaire, l’amour ne meurt pas. La littérature non plus. Maryse Condé est éternelle. Je ferai lire «Le fabuleux et triste destin d’Ivan et Ivana» à R et E. J’ignore si je réussirai à leur transmettre le virus de la lecture comme moi-même j’en ai été atteint en voyant mon papa lire.
Ce que je sais, en revanche, est que je leur dirai que dans leur vie peu de choses leur seront autant bénéfiques que lire des livres.
La lecture comme la vie
Hier, dans le véhicule qui me ramenait de l’aéroport, mon collègue m’a fait remarquer que j’avais passé deux mois, loin de mon lieu de travail. Je ne m’en étais pas rendu compte. C’est passé si vite. Deux mois pendant lesquels les siestes de R et E se transformaient en moments de lecture pour moi.
Vous n’êtes près d’imaginer le nombre de livres que vous pouvez lire si vous laissez tomber votre téléphone portable et qu’au moindre temps libre, c’est un livre que vous attrapez.
«Sans méchanceté à l’égard de personne, avec charité pour tous, avec fermeté pour défendre la justice telle que Dieu nous a enseigné à la voir, efforçons-nous […] de panser les blessures de la nation et [de construire] une paix juste et durable.»
Ces mots sont du président Lincoln cité par André Kaspi dans le premier tome de «Les Américains» où j’ai également appris qu’«il n’y a pas de commencements absolus en histoire».
Dans «Le goût du risque» d’Andrea Marcolongo, Patrice Franceschi et Loïc Finaz, je suis tombé dès la première page sur : «Le risque fait partie de la vie. Il lui est même consubstantiel». Le livre se termine avec cette conclusion d’une fable de La Fontaine où il est question d’un renard et des dindons : «Le trop d’attention qu’on a pour le danger fait le plus souvent qu’on y tombe».
Comme Maryse Condé, j’ai connu Milan Kundera peu avant sa mort en juillet 2023. J’ai commencé à lire «La lenteur» le 10 mars dernier. Sa lecture pendant trois jours a conforté le bon a priori que j’avais de cet auteur, découvert grâce au blog de Xavier Alberti.
«Quand les choses se passent trop vite, personne ne peut être sûr de rien, de rien du tout, même pas de soi-même», écrit Kundera qui théorise ce qu’il présente comme la mathématique existentielle :
«Il y a un lien secret entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l’oubli. […] le degré de la lenteur est directement proportionnel à l’intensité de la mémoire ; le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli.»
Sous la plume d’Edouard Philippe, on affermit ses convictions : «Au cœur de l’école, il y a l’effort de l’élève et l’autorité du professeur. […] Pour apprendre, il faut un maître, qui n’est pas l’égal, ni l’ami, ni le baby-sitter de l’élève».
Lire «Des lieux qui disent» et se rendre compte que voir et regarder, ce n’est pas du tout le même exercice :
«Tous les pays ont des trains, et tous les trains disent quelque chose de leur pays». Il suffit d’observer le système ferroviaire congolais pour comprendre le Congo.
La lecture, c’est quelque fois des mots des autres dans lesquels on se reconnaît. Ainsi ces lignes du «Dictionnaire amoureux de la radio» où Anne Goscinny évoque la mort de son père et sa passion pour la radio :
«Le chaos s’est glissé dans les draps du bonheur, le malheur était partout, chez nous, en nous. Moi je m’accrochais au transistor orange, témoin des années heureuses. Ma mère pleurait.»
Lire, c’est aussi des éclats de rire que personne autour de toi ne comprend. Comme quand l’un des personnages de «Entre les eaux» de V. Y. Mudimbe proclame «l’article 42 de l’autodidacte : Débrouille-toi comme tu peux».
Le même V. Y. Mudimbe fait dire à l’un de ses personnages dans «L’Ecart» :
«La plus grande catastrophe de ce pays, Nara, c’est Jésus-Christ. Il a réconcilié en lui tous les échafaudages de l’irrationalité africaine».
Lire, c’est aussi quelque fois se rendre compte que l’on n’avait pas bien lu une première fois. Alors que j’avais déjà lu le discours du président Obama lors du 50e anniversaire de la commémoration de la marche de Selma, j’ai été frappé par l’éloquence de l’ancien chef d’Etat américain en relisant ce même discours repris dans «Barack Obama. Discours choisis» de Juliette Bourdin :
«Nous honorons ceux qui marchèrent afin que nous puissions courir. Nous devons courir afin que nos enfants puissent prendre leur envol. Et nous ne nous lasserons point. Car nous croyons en la puissance d’un Dieu redoutable et nous croyons en la promesse sacrée de ce pays.»
Ces neuf livres que j’ai lus au cours des deux derniers mois m’ont secoué, questionné, étonné, interloqué, ébranlé, amusé, apaisé.
Il m’arrive souvent qu’on me demande comment je fais pour lire. Je commence par dire que je ne me considère pas comme un grand lecteur. Ensuite, j’explique que la lecture, c’est comme la vie. Il faut d’abord faire le premier pas. C’est le plus difficile. Et c’est le plus déterminant.
C’est ce premier pas qui donne le go du voyage. Ce voyage littéraire qui t’amène dans des mondes inconnus où seule l’imagination peut te conduire.
Ces mondes inconnus où tu découvres des hommes et des femmes qui ont les mêmes préoccupations que toi : l’amour, le manque, le deuil, la solitude, la perte, la quête, l’ambition, la rivalité, l’adversité, le déchirement.
Mais pour découvrir ces mondes, il faut accepter l’ennui, l’inconnu, l’inconfort, l’insipide, la lenteur. C’est le prix à payer pour ce voyage.
La lecture ne te rend ni riche ni beau ni célèbre. Mais elle te donne plus que tout cela. Elle te donne la liberté.
Lire pour être libre…
4 comments