A House Divided…
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Abraham Lincoln est pour moi le plus grand président des États-Unis. C’est subjectif, je sais. Mais face à la plus grave menace à laquelle a fait face son pays, il a tenu. Il a fait preuve de courage, de sérieux et de cohérence.
En juin 1858, le parti républicain doit désigner son candidat dans l’Etat de l’Illinois pour le Sénat. Devant des délégués de son parti, Lincoln prononce le 16 juin un discours qui est passé à la postérité, avec ce passage inspiré du Christ : «A house divided against itself cannot stand».
L’Amérique est alors profondément divisée au sujet de l’esclavage. Abraham Lincoln a un avis tranché sur la question. Trop tranché, aux dires mêmes de ses propres partisans.
«I believe this government cannot endure, permanently half slave and half free», proclame Lincoln. L’avocat autodidacte qui a grandi dans la pauvreté de l’Illinois s’exprime contre l’esclavage.
Il sera battu lors de l’élection sénatoriale par Stephen A. Douglas qui soutient l’idée que chaque nouveau territoire doit décider de son statut : esclavagiste ou abolitionniste.
Lincoln perd l’élection mais gagne la bataille des idées. Lors de la campagne présidentielle de 1860, il ressort son thème du danger que fait peser la désunion au sujet de l’esclavage sur l’unité des Etats-Unis. Il est élu président et entre en fonction en 1861.
Des États du Sud font sécession et forment les Etats confédérés d’Amérique. La guerre de Sécession commence le 12 avril 1861.
En 1865, le général sudiste Robert E. Lee dépose les armes. Le Sud esclavagiste est vaincu. Le Nord l’a emporté.«I believe this government cannot endure, permanently half slave and half free», avait déclaré sept ans plus tôt Abraham Lincoln.
Le président Lincoln a dirigé son pays à travers une guerre qui aurait pu sceller la fin de son unité. Il a aboli l’esclavage. Et il a réussi à préserver l\’Union.
Le malheur des uns…
Pourquoi je vous raconte cette histoire ?
Parce que la vérité énoncée il y a un peu moins de deux siècles par Lincoln n’a rien perdu de sa force : une maison divisée contre elle-même ne peut pas subsister.
C’est une vérité éternelle car il y a deux mille ans, elle avait été déjà énoncée par le Christ (Marc 3 : 24-25).
Alors que les échéances électorales approchent, le sentiment est que le Congo est un pays de plus en plus traversé par des fractures qui, chaque jour, s’approfondissent.
Le 6 novembre dans la matinée, le compte Twitter @JeanLucMaroy4 a publié une vidéo où on voit de nombreux enfants congolais visiblement dans un camp de déplacés en train d’attendre sous la pluie d’avoir un gobelet de bouillie et un morceau de pain. La vidéo est accompagnée d’un texte déroulé sur trois tweets :
«Ce matin, j\’ai pris la route de Kanyaruchinya, comme chaque week-end, pour préparer la bouillie pour les enfants déplacés et les femmes enceintes et allaitantes avec @gomactif. La pluie nous a accueillis, et nous avons dû braver les éléments pour mener à bien notre mission.
Entre le feu qui doit rester allumé et la pluie qui cherche à l\’éteindre, entre les enfants trempés qui restent sous la pluie pour espérer avoir leur part et les bénévoles qui font tout pour donner à tout le monde, les enfants et les bénévoles ont dû faire preuve de courage et …
détermination. Cette guerre est une souffrance infligée à des millions d\’enfants et de familles. Voir ces enfants sous la pluie, en train d\’attendre leur tour d\’avoir un pain et un gobelet de bouillie, c\’est une image qui me brise le cœur.»
Il s’agit effectivement d’enfants congolais regroupés avec leurs familles dans le camp de déplacés de Kanyaruchinya, près de Goma. Ils ont dû fuir leurs villages pour s’y réfugier, à cause des violences occasionnées par la rébellion du M23 dont les experts de l’ONU ont établi qu’elle bénéficie du soutien du Rwanda.
Ces familles sont là depuis plusieurs mois déjà, essayant de survivre dans la faim, le froid, la pluie, la précarité, la maladie, la peur.
Si vous n’avez jamais été dans un camp de déplacés de guerre et que vous apprenez tout par les médias, vous avez un peu de mal à vous représenter mentalement ce que peut vivre une famille dépouillée de tout, accrochée au seul espoir d’un lendemain incertain.
Le 30 octobre dernier, l’Organisation internationale pour les migrations a révélé qu’en RDC, 6,9 millions de personnes étaient déplacées à l’intérieur du pays. «Le chiffre le plus élevé jamais enregistré», écrit le journal «Le Monde» sur son site Internet.
6,9 millions de personnes, c’est le double de la population de l’Uruguay. C’est la population des pays comme la Serbie, la Bulgarie ou le Danemark. C’est plus que la population combinée du Gabon, du Lesotho et de la Slovénie.
Fermez les yeux et imaginez tous les habitants du Danemark vivant dans la boue, sous la pluie, affamés, apeurés, sans installations sanitaires dignes, sans eau potable courante, sans électricité, sans abris dignes. Pas pendant deux jours. Non. Pendant plusieurs mois.
Vous pouvez rouvrir les yeux.
Le tweet de @JeanLucMaroy4 a suscité beaucoup d’émoi sur Twitter. D’accord et après ?
Comme l’a écrit un jour le père Alain Joseph Lomandja sur son compte Twitter, «transformer l’indignation en force d’engagement citoyen, tel est le défi».
Toutes les personnes qui suivent l’actualité du Congo sont au courant de cette situation même si les médias congolais ont du mal à traduire en mots et en images ce que peut vivre une famille, confrontée à la violence armée et dépouillée de tout. Mais on ne peut pas dire qu’on ne savait pas. Nous savons. Mais nous ne faisons rien.
Souffrir ensemble
Ce qu’Abraham Lincoln tentait de dire à ses compatriotes est qu’une nation ne peut pas vivre longtemps si ses habitants ne partagent pas les mêmes douleurs et les mêmes joies. Les mêmes drames et les mêmes victoires.
Les images de Kanyaruchinya ne sont qu’une illustration d’un drame qui se déroule sous nos yeux mais que nous refusons de voir.
Dans cette même province du Nord-Kivu, il y a des familles entières qui ont été contraintes de fuir leurs villages à cause des violences d’autres groupes armés. C’est également le cas de l’Ituri, un peu plus au Nord.
Les souffrances de ces compatriotes passent largement inaperçues dans un pays où nous avons choisi de choisir nos émotions et où l’action politique se limite aux déclarations et condamnations sonores.
Un peuple qui ne souffre pas ensemble ne peut pas former une nation.
En 2016 et 2017, des milliers de personnes ont été tuées dans un accès de barbarie inouïe dans la région du Kasaï, au centre de la RDC. Là encore, dans l’indifférence générale. Six ans après, personne n’a toujours rendu compte pour ce drame qui aurait pu être évité si les dirigeants politiques faisaient leur travail.
Nos mémoires fragiles ont déjà oublié que dans le Maï-Ndombe, à l’Ouest du pays, des conflits communautaires ont fait, selon certaines sources, plus de deux mille morts.
Nous avons fini par donner raison à Joseph Staline pour qui «la mort d’un homme est une tragédie. La mort d’un million d’hommes est une statistique.»
Kasaï, Kwamouth, Kanyaruchinya, Beni, Djugu. La liste est longue de ces territoires dont les habitants se sentent abandonnés par des dirigeants plus préoccupés par les privilèges de leurs fonctions que par le bien-être de ceux pour qui ils sont censés travailler ainsi que par des compatriotes trop occupés par leur survie personnelle.
Aux cent millions de Congolais qui peuplent ce pays, Abraham Lincoln a quelque chose à nous dire : «I believe this government cannot endure, permanently half slave and half free».
Pour le Congo, l’équation est aussi simple : soit nous vivrons libres et en sécurité soit nous serons divisés et asservis. L’opulence indécente des uns côtoyant l’indigence dramatique des autres ne peut subsister longtemps.
Le verset 27 du chapitre 3 de l’évangile de Saint Marc que j’ai cité plus haut dit :
«Mais personne ne peut entrer dans la maison d’un homme fort et piller ses biens, s’il ne l’a d’abord ligoté. Alors seulement il pillera sa maison.»
C’était vrai il y a deux mille ans. C’est toujours vrai aujourd’hui.
Illustration : Des déplacés dans le camp de Kanyaruchinya. Ces familles ont fui les violences du M23 dans leurs villages au Nord-Kivu. ©Sifa Maguru
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