La vérité ? Rien à foutre !
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De tout temps, les guerres ont été des moments de manipulations extrêmes. «Tout l’art de la guerre est basé sur la duperie», notait ainsi Sun Tzu, le grand stratège chinois auteur du non moins célèbre «L’Art de la guerre». La guerre en Ukraine puis la résurgence du conflit israélo-palestinien ne font que confirmer ce constat.
Si la vérité n’était que l’une des nombreuses victimes des guerres, l’humanité ne s’en plaindrait pas vraiment. Les guerres étant des situations exceptionnelles.
Mais la crise du Coronavirus- qui n’était pas une guerre, n’en déplaisent à certains chefs d’Etat qui l’ont présentée ainsi- a fini par ouvrir les yeux à ceux qui se refusaient encore à le voir : nous avons désormais une fâcheuse tendance à nous arranger avec la vérité et, au besoin, à raconter n’importe quoi avec aplomb, convaincu de nos certitudes.
Des morts que personne n’a vus
Mardi 17 octobre, une explosion retentit à l’hôpital Al-Ahli, à Gaza. Comme le relate le journal «Le Monde», «rapidement, le Hamas accuse l’armée israélienne d’avoir bombardé l’hôpital. Selon les autorités gazaouies, 471 personnes auraient perdu la vie dans l’explosion».
L’armée israélienne dont chacun connaît l’habilité à communiquer dément aussitôt, mettant en cause une roquette palestinienne.
On se serait arrêté là, attendant les conclusions des enquêtes de nombreux journalistes dans la région, il n’y aurait eu rien à redire. C’est la guerre. L’armée israélienne et le Hamas usent et abusent de la manipulation. C’est bien normal.
Mais dans ce monde ultra-connecté où il faut parler pour exister, responsables politiques, personnalités publiques, experts de tout-et-n’importe-quoi se saisissent du sujet, le commentant à l’envi. Et souvent, sans avoir d’éléments d’information sûrs et précis.
Ainsi, Mathilde Panot, députée et président du groupe «La France insoumise» à la chambre basse du Parlement français, se fend-elle d’un tweet, accompagné d’un emoji du drapeau palestinien :
«500 civils innocents tués. L’armée israélienne a bombardé un hôpital. Des enfants, des blessés, des médecins, des soignant•e•s. Qu\’en disent les « soutiens inconditionnels » du gouvernement israélien d’extrême-droite ? La France ne devrait avoir qu\’un seul mot d’ordre : Cessez-le-feu immédiat !».
Nous sommes quelques heures après l’explosion.
La députée ne sera pas le seul responsable politique ou bavardeur public à exprimer son «indignation» sur une situation dont personne n’avait alors les clés de compréhension.
Depuis, plusieurs médias ont travaillé sur ce drame. Comme le révèle notamment «Le Monde» qui a authentifié et analysé une dizaine de photos et de vidéos, l’explosion a plutôt eu lieu sur le parking de l’hôpital.
Et comme l’indique encore le média, «à la date du 19 octobre, aucune trace probante du ou des projectiles ayant pu causer cette explosion n’était disponible».
Au sujet du nombre de morts- parce qu’il y a eu effectivement plusieurs morts- personne, à l’heure actuelle, n’a encore donné un bilan précis. Mais il semble que le chiffre de 500 morts soit beaucoup trop éloigné de la réalité.
Mais ce qui est fait est fait. D’ailleurs le tweet de Mathilde Panot est encore visible sur son compte. Comme elle, de nombreux internautes ont feint de pleurer sur un drame et des morts que personne n’avait pas vus.
La faute aux réseaux sociaux ?
En pleine crise du Coronavirus, nous avons tous été témoins des commentaires et même des articles de presse au sujet des faits que personne n’avait ensuite été capable d’authentifier.
On a tôt fait d’attribuer cette tendance à l’émergence des réseaux sociaux. On a tort.
Certes, nul ne peut ignorer le niveau d’amplification qu’apportent ces outils. Une information, même fausse, relayée des milliers de fois finit par convaincre («T’as pas vu ? Tout le monde en parle. Même le très sérieux Fulani l’a relayé»).
Ainsi, on ne juge plus de la véracité d’une information mais plutôt du niveau de sa popularité et de la relative notoriété de ceux qui la partagent. C’est ainsi que se développent des boucles.
Les personnes qui ont une foi absolue en Mathilde Panot ont relayé sans s’interroger la fausse information qu’elle a partagée. Comme les partisans de Donald Trump ne se gênent pas de partager les affirmations quelque fois loufoques de leur champion.
La vérité ? Rien à foutre.
Le sociologue français Gérald Bronner en parle dans le rapport qu’il a remis au président Macron sur «l’état des connaissances sur les désordres informationnels à l’ère numérique et sur les perturbations de la vie démocratique qu’ils engendrent».
«Aujourd’hui, peut-on lire dans le rapport, quiconque dispose d’un compte sur un réseau social peut directement apporter une contradiction, sur la question des vaccins par exemple, à un professeur de l’Académie nationale de médecine. Le premier peut même avoir plus d’audience que le second.»
Mais est-ce la faute aux réseaux sociaux ?
Certes, comme le note encore le rapport Bronner, «l’instantanéité des réseaux sociaux confère […] un certain avantage concurrentiel aux fausses informations, rapides à générer et à diffuser, face aux informations fiables qui nécessitent, elles, du temps pour être vérifiées et recoupées».
Mais problème, j’en reste convaincu, est au fond de chacun de nous. Ou plutôt, il est dans ce que nous avons fait de l’école.
L’école des nuls
L’introduction du rapport Bronner commence avec ces mots :
«Dans son opuscule Qu’est-ce que les Lumières ? (1793), le philosophe Emmanuel Kant interpelait ses contemporains par une formule célèbre : « Ose savoir ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà donc la doctrine des Lumières. » Cette doctrine portait l’espoir d’un siècle : l’avènement prochain, grâce aux progrès de l’éducation et de la disponibilité de l’information, d’une société éclairée, fondée sur la raison et la connaissance.»
«Une société éclairée, fondée sur la raison et la connaissance». La condition de son avènement ? Une école qui fait son travail, c’est-à-dire apprendre aux enfants qui deviennent des adultes à développer un esprit critique.
On retournera la question de la désinformation dans tous les sens mais, pour moi, c’est à cela qu’elle se résume. Tous les ateliers, conférences et séminaires n’y feront rien. C’est à l’école qu’on apprend à développer son sens critique, à penser par soi-même. Par la lecture des penseurs et de grands textes classiques.
L’autre jour, un collègue m’a surpris en train de lire «L’Émile» de Jean-Jacques Rousseau. Sa réaction : «Mon cher, qui lit encore des vieilleries comme ça ? ». Je n’ai pas réagi.
Nous en sommes là. A préférer les opinions aux faits. Le blablatage à l’argumentation. L’affirmation au doute. Le point de vue à la connaissance.
Face à une caméra, devant un micro ou penché sur son smartphone, nous ne savons plus prononcer cette phrase si simple et désormais révolutionnaire : «Je ne sais pas».
Nous avons désormais une opinion sur tout même quand, dans la plupart des cas, nous ne savons rien.
C’est à ce niveau-là que se situe le problème. Notre civilisation est devenue celle de la parole désordonnée et inopportune. Tous nos vides intérieurs, c’est par des mots tout aussi vides que nous nous efforçons de les combler. Quitte à surjouer des émotions feintes. Ou à relayer des informations douteuses, partielles ou trompeuses.
La lecture nous apprend la patience que nécessite l’apprentissage. La distance. La mesure. La nuance. Le doute. Pas celui qui remet tout en cause. Non. Celui qui attend patiemment les preuves et la démonstration pour asseoir une conviction.
Toute personne qui est passée à l’école devrait le savoir.
J’écris bien «devrait» parce que de toute évidence, plus grand monde ne semble l’avoir appris ou peut-être l’avons-nous tous oublié dans ce grand vacarme que sont les réseaux sociaux où ce qui est cru est plus précieux que ce qui est vrai.
Mais la vérité, qui en veut encore ?
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