Repose en paix, «Mollah»

«Vous savez qu’amour et passion ont les mêmes racines». C’est avec cette boutade que le Père Joseph Mwendanga, recteur du collège, avait répondu aux camarades de classe, en pleurs, qui lui demandaient pourquoi il avait laissé partir notre enseignant de Maths auquel nous étions si attachés.

La scène se déroule dans le calme de la maison de retraite jésuite de Manresa à Kimwenza à Kinshasa. Comme chaque année, les classes terminales du collège Bonsomi passent quelques jours de retraite dans cet établissement quelques semaines avant les épreuves de l’Examen d’État.

Avec mes camarades de classe de la sixième année Mathématiques-physiques, nous sommes à la fin de notre retraite. Le recteur du collège arrive et nous annonce que M. Matameso ne sera plus notre enseignant. Il a démissionné. Un choc.

Nous l’aimions tellement. Au point de l’appeler plus par son surnom «Mollah» que par son nom Matameso. Même pendant les cours.

«Mollah» était de ces enseignants qui te donnent envie d’apprendre. Brillant. Curieux. Cultivé. Amical. Proche de ses élèves.

«Mollah» était un personnage. Il avait un vocabulaire. Un discours. Une posture. Des idées qu’il n’hésitait pas à défendre pendant les heures de cours.

La méthode

J’ignore de qui il la tenait. «Mollah» avait une façon bien particulière d’enseigner les Maths. Avec lui, les mathématiques n’étaient plus une science abstraite faite de chiffres, de figures et d’équations. Mais bien une science concrète qui s’applique dans la vie de tous les jours. Ce n’était pas une évidence pour certains de notre génération.

«Mollah» démystifiait les mathématiques. Ça se voyait qu’il aimait cela. Qu’il aimait aussi transmettre cela. C’est ce qui a marqué la plupart d’entre nous qui avons ses cours.

Contrairement à la plupart d’enseignants de Maths, il n’avait pas le culte de la mystification. Ses interrogations n’étaient pas des moments de terreur comme cela a pu être le cas quelque fois au cours de mon parcours scolaire. Je dois préciser ici qu’à titre personnel, je n’étais pas médiocre en mathématiques. Loin s’en faut. Mais j’en ai connu d’amis et de camarades au collège Bonsomi qui étaient littéralement terrorisés quand le prof de Maths annonçait une interrogation.

«Mollah» n’était pas de cette école. Il aimait rassurer, donner confiance, faire aimer les mathématiques (et la science plus généralement).

Les idées

Pendant les heures de cours de Maths qu’il m’a donnés en cinquième et sixième année (avant de démissionner), «Mollah» ne s’interdisait pas de faire de longues digressions sur des sujets divers et variés.

Diplômé de la faculté Polytechnique de l’Université de Kinshasa, il n’était pas de ces hommes instruits bornés qui ne sont à l’aise que lorsqu’ils abordent des questions liées à leur domaine de formation.

Avec «Mollah», on pouvait discuter de tout : politique, philosophie, musique, etc.

Volubile, il ne s’arrêtait pas quand il se lançait. Les discussions étaient tellement vives en classe qu’on les poursuivait allègrement à la recréation ou pendant la pause de midi.

«L’homme blanc»

S’il est un sujet sur lequel «Mollah» était intarissable, c’est l’état du pays et de l’Afrique.

Et il avait un vocabulaire bien à lui. Il fustigeait «l’homme noir», paresseux, hypocrite, ignorant, borné, etc. A contrario, il magnifiait «l’homme blanc», rigoureux, soigné, travailleur, etc.

Avec le recul des années, j’ai fini par comprendre le fond de sa pensée. Loin du complexe d’infériorité dont le soupçonnaient certains de ses collègues et élèves, «Mollah» voulait faire passer un message. Avec ses mots que l’on peut contester.

Très influencé par la culture occidentale et formé dans une grande faculté, il avait peut-être compris avant nous les pesanteurs naturelles qui empêchent notre communauté d’avancer.

Ces façons de faire et de penser qui nous empêchent de changer sérieusement de cap. Car le Congo, notre pays se porte mal. Justice, santé, sécurité, infrastructures. On ne compte pas les secteurs de la vie nationale qui ont besoin des reformes sérieuses immédiates.

Le faisons-nous ? Non. Par commodité. Par laisser-aller. Par vanité. Collectivement, nous avons fait de notre pays la représentation matérielle de nos peurs et de nos renoncements.

Tout le discours de «Mollah» était de nous dire que ce n’était pas une fatalité. Qu’il y avait des nations et des peuples qui ont pu par leur courage et leur intelligence collective se tenir debout et faire face avec dignité à l’adversité. Car tous les pays du monde font face à l’adversité. Les Européens qui visitaient la Chine dans les années 1950 parlaient d’un pays moyenâgeux. Dans les années 1970, Dubaï ne ressemblaient à rien du tout. L’Allemagne et le Japon sont sortis de la seconde guerre mondiale en ruines.

Sommes-nous capables d’accepter les sacrifices auxquels ces peuples ont consenti pour être ce qu’ils sont aujourd’hui ?

«Quand on refuse le confort du renoncement, il n’y a pas de fatalité.»

C’est cela le message que j’ai retenu de mes discussions avec «Mollah». C’est à cela que j’ai pensé hier quand j’ai appris sa mort.

Élève, je n’étais pas toujours d’accord avec lui. Quoi de plus normal.

En 2011 quand je l’ai revu, 7 ans après ce jour où le recteur nous avait annoncé sa démission du collège, je l’ai remercié. Je venais de signer mon premier contrat professionnel avec la Radio Okapi. Il travaillait à la section «engineering» de la MONUSCO. Nous étions désormais collègues.

Le journaliste que je suis devenu, je le lui dois aussi. Il m’a appris cette curiosité intellectuelle qui structure et donne de la substance à la pensée. Il m’a également appris que la rigueur et le sérieux dans le travail donnaient des résultats où que l’on soit.

La mort de «Mollah» m’a beaucoup attristé. Il était très jeune. Il était brillant. Il m’avait beaucoup inspiré.

Merci M. Matameso. Repose en paix.

Publié par Joël Bofengo

Catholique. Journaliste congolais. Curieux de tout (sauf de gastronomie), j’aime lire (des livres) et écouter (la radio). Je crois au meilleur de l’être humain mais je le sais également capable du pire. «Je suis pessimiste avec l'intelligence, mais optimiste par la volonté». Fan de Liverpool FC.

9 commentaires sur « Repose en paix, «Mollah» »

  1. Merci pour ce texte, non seulement élogieux à l’endroit de « Mollah », mais qui rejoint un sentiment collectivement partagé par nous toutes et tous, ses élèves devenu.e.s plus tard ses ami.e.s.
    Ces quelques lignes ont agi sur moi comme un raviveur d’un rêve dont on oublie les détails au réveil.

    Paix à l’âme de Mollah, Éminent (oui, parce qu’il a été un Éminent enseignant). Cela restera indéniable, à moins de souffrir d’un flagrant manque de sincérité.

    Merci à Matameso pour son héritage.
    Merci à La Plume de Joël.

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  2. Merci beaucoup joel pour cet artcle, Monsieur Matamesso ne m a pas enseigné mais il nous connaisait tous élèves de son époque. Il restait meme attacher à nous comme si nous fûmes été de sa classe via les web site et prête à nous aider.

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  3. Merci beaucoup Joël Bofengo pour ce long message à la fois triste et révélateur de beaucoup de choses intéressantes.

    Le départ du prof Matameso, le Mollah , l’Eminent, nous a tous fait mal.

    De tous les profs de Maths que le collège ait connus, le Mollah est de ceux qui ont fait le plus d’engouement de la part des élèves.

    Oui Je peux témoigner que tu ne fus pas un moindre en mathématiques. Tu fus parmi les meilleurs en maths dans notre promotion et quand on obtenait nos diplômes d’Etat, je savais, sans réfléchir, que tu allais faire polytechnique ou une faculté scientifique semblable mais le destin t’a dirigé, à la surprise générale, vers les lettres.

    Puisse Dieu consoler la famille de l’Eminent, le Mollah ! 🙏🏿

    À Dieu soit la gloire !

    Elie Yodi

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  4. De mon côté je me souviens de cette matinée pluvieuse avec des éclairs et tonnerres. Et subitement nous avions perçu la lumière d’un éclair suivi d’un grand grondement de la foudre. Et si je m’en rappelle bien dans les petits détails , trois de nos collègues de classe, Channel, Jaspe et Myrèse avaient tellement eu peur qu’elles voulaient s’asseoir au fond de la classe.
    Juste après Éminent (Mollah) demandait à Joél : « Petit, pourrais-tu estimer à quel endroit cette foudre s’est-elle abattue ? »
    Ensuite il a nous a dit à tous : « Pour cela, prélever juste le temps qui s’écoule entre l’apparition de l’éclair jusqu’à la perception du son. Ensuite vous multipliez ce temps par la vitesse de propagation du son dans l’air (soit 320 m/s) ». Il ajouta : « Mon petit Joél tu vois que ce n’est pas de la magie ? Tu comprends donc que quand les petits blancs font des petites inventions c’est merveilleux ? Parce qu’ils font de la science une réalité et appliquent tout ceci au moment où l’homme noir ne parle que des sorciers ? »
    Depuis je n’ai pu oublié cette application. Une belle appréhension des sciences relatives à notre orientation.
    En passant, j’ai pu moi aussi transmettre cette notion aux élèves à qui j’ai enseigné les maths et physiques les années écoulées.
    Un souvenir inoubliable …

    Merci chevalier de la plume Joél Bofengo pour ce récit captivant qui m’a fait penser à cette époque.

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    1. Merci mon cher Éric pour ce témoignage qui illustre l’un des combats de M. Matameso: la science ne doit pas être confinée dans les auditoires, salles de classe ou labos. Mais elle doit être vécue comme une expérience quotidienne. C’est la seule façon de faire reculer l’obscurantisme et faire avancer l’humanité vers la liberté.

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  5. C’est la réalité et la vraie version des faits que j’ai pu lire sur cette page. Et ça résume tout sur notre promotion, sentiments les plus profonds et respect que nous eprouvions pour ce grand homme, un génie et notre motivateur, qui vient de nous quitter. Merci infiniment Joél Jojo lapin mon cher.
    L’amour est vraiment plus fort que la mort.

    Mollah !!!
    Tu restera à jamais dans nos coeurs

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