Sois libre !

Mon cher Elie,

Il y a quelques semaines, je t’invitais à partager un verre de bière avec moi dans un bistrot près de mon domicile à Kinshasa. Nous avons beaucoup parlé de tes études, de ta passion pour l’architecture, de l’avenir.

A un moment, tu t’es arrêté, tu m’as regardé dans les yeux et tu m’as dit : «Ya Joël, quel conseil donnerais-tu à un jeune homme comme moi pour réussir dans la vie ? ».

Je t’ai regardé dans les yeux et je t’ai répondu : «Sois libre !».

J’ai ensuite lu dans ton regard de l’incrédulité. Comme si ma réponse était tout à la fois une surprise et un défi. Je m’en suis expliqué après. Mais je n’ai pas eu l’impression d’avoir été convaincant. Ou plus exactement, je n’ai pas le sentiment d’avoir utilisé les bons mots pour traduire précisément ma pensée. Je vais tenter de le faire ici.

«Les Lumières»

En 1784, Emmanuel Kant publie un texte pour répondre à la question : «Qu’est-ce que les Lumières ?». Il commence avec ces mots :

«Les ‘’Lumières’’ se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute lorsqu’elle résulte non pas d’une insuffisance de l’entendement, mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières.»

Mon cher Elie,

Je ne te connais pas depuis longtemps. Mais j’ai entendu dire de toi beaucoup de bien. Tu es très appliqué. Tu aimes beaucoup les études d’architecture d’intérieur que tu poursuis. J’ai vu tes créations. La dernière fois, tu m’as montré tes projets. Tu en parlais avec fougue et ferveur. Peut-être qu’au fond de moi, tu me rappelles un peu le jeune homme que j’étais à ton âge. Peut-être aussi que c’est pour cette raison que je tiens à te dire ce que j’aurais voulu qu’on me dise quand j’avais ton âge.

Sois libre !

Libre de te servir de ton entendement sans être dirigé par autrui, comme l’écrit Kant. Mais l’entendement se forge. Ce n’est pas le fruit du hasard. On le construit par la culture, l’apprentissage, la connaissance, les rencontres, les conversations, les lectures.

Le mouvement des Lumières est un mouvement philosophique qui a dominé le monde des idées en Europe au XVIIIe siècle.

Il tire son nom de la volonté des philosophes européens de combattre les ténèbres de l’ignorance par la diffusion du savoir. Voltaire, Diderot, Locke, Montesquieu, Rousseau, Newton, Hum et bien d’autres sont les figures marquantes de ce mouvement.

Si je te parle d’eux, c’est parce que la première condition de la liberté, c’est la connaissance et le savoir. Je suis comme toi, issu d’un milieu populaire et modeste. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas faire du savoir un compagnon et de la connaissance une quête permanente.

N’aie pas peur de lire les grands philosophes d’hier et d’aujourd’hui. Ils sont parfois difficiles d’accès. Mais dis-toi bien que c’est dans la difficulté que l’on apprend à s’apprivoiser. A apprivoiser ses peurs (souvent injustifiées), ses passions (généralement débordantes) et ses interrogations (quelque fois sans réponses).

La philosophe Gabrielle Halpern ne s’y trompe pas quand elle écrit : «Nous avons beau développer les technologies les plus sophistiquées et déployer un monde qui n’a plus grand-chose à voir avec celui de Platon, de Kant ou de Rousseau, nous demeurons face aux mêmes interrogations sur la vie, sur la souffrance, sur notre relation à nous-mêmes et aux autres, sur le bonheur, sur la mort ou sur le mal».

Quand tu liras «Phèdre» de Racine et le «Cid» de Corneille, tu noteras que les passions humaines sont les mêmes : l’amour, la trahison, la douleur, la culpabilité, l’honneur. Nos aïeux ont essayé, à leur manière, de répondre aux mêmes questionnements que nous.

La liberté fait peur

Ça rend modeste. C’est toute l’importance de lire les classiques de la littérature et de la philosophie. Ces œuvres nous invitent à relativiser nos drames. D’autres les ont vécus avant nous. Apprenons d’eux et traçons notre chemin.

Mon cher Elie,

Sois libre !

Libre de suivre ta propre voie. Ne te laisse ni intimider par les mises en garde de tes aînés ni griser par leurs succès. C’est leur vie. Tu as la tienne. Il te revient de la construire.

Ecoute leurs conseils. Observe ce qu’ils font. Tires-en des leçons. Mais en aucun cas, ne prends sur toi leurs peurs et leurs défaites.

On te dira souvent «Fais pas ci, fais pas ça». Ça ne traduira pas toujours une sagesse. Fais confiance à ton propre entendement. Pose des questions. Intéresse-toi aux parcours des grandes figures de l’histoire. Interroge le passé. Lis. Apprends. Mais fais ta propre synthèse. Décide-toi en âme et conscience. Sans désinvolture. Sans empressement.

Garde à l’esprit que vivre, c’est choisir. Et choisir, c’est renoncer.

Si tant de gens se contentent de s’appuyer sur l’entendement des autres, c’est parce qu’ils n’osent pas affronter les conséquences de leurs propres décisions.

Mon cher Elie,

L’une des choses que l’on doit apprendre à toute personne qui devient adulte est que la liberté ne va pas sans responsabilité.

Il faut toujours avoir à l’esprit : «Être libre, rien n’est plus grave. La liberté est pesante, et toutes les chaînes qu’elle ôte au corps, elles les ajoute à la conscience.»

Nous vivons dans une société où la dé-responsabilité règne en maître. Personne n’est jamais responsable de rien. Tous les malheurs individuels et collectifs ont des explications exogènes : l’Occident, les voisins, la famille, les sorciers, les ancêtres, etc.

C’est très commode. Mais c’est très handicapant.

Chacun de nous est responsable de son propre destin («la nature distribue les cartes, mais c’est nous qui jouons»). Nos actes (même les plus banals), nos renoncements (même les plus justifiés), nos engagements (même les plus profitables) ont des conséquences. Qu’il faut assumer parce qu’ils sont les fruits d’une décision libre.

C’est pour cette raison que je suis autant attaché à la liberté. Il n’y a aucun mérite à bénéficier d’une situation ou d’une position qui n’est pas la conséquence d’une décision ou d’une action libre.

Comme Édouard Philippe, «dans l’éternel débat qui traverse les sociétés et chacun d’entre nous et qui confronte liberté et égalité, réalité et utopie, responsabilité individuelle et prise en charge collective, j’avais compris que je privilégiais les premières».

«Le combat qu’il nous faudra toujours livrer»

Mon cher Elie,

Une fois que l’on a dit ça, il se faut de rendre à l’évidence que la liberté ne va pas de soi.

Le 15 octobre 2020, François Sureau a été élu à l’académie française au fauteuil de Max Gallo. Le 3 mai 2022, il prononce son discours de réception. Et il a ces mots :

«Max Gallo se souvenait que nos prédécesseurs avaient créé, maintenu, défendu le trésor de la liberté dans des époques autrement plus dangereuses que la nôtre. Il avait pressenti ce fléchissement de l’intelligence et de la volonté qui nous fait consentir à toutes les platitudes. Et l’on s’en va répétant que les temps sont difficiles. Mais les temps, comme Max Gallo nous l’a rappelé pendant un demi-siècle, sont toujours difficiles pour ceux qui n’aiment pas la liberté.»

La liberté est un bien précieux. Il faut le défendre. Tous les jours.

Comment ?

En ayant le courage de dire non quand on n’est pas d’accord. Tu es un jeune homme. Notre société aura tendance à t’imposer des choix. S’ils ne te conviennent pas, désapprouve-les. Et fais ce que tu penses être juste pour toi, pour ta famille et pour ton pays.

Le mariage, la paternité, le couple, l’aisance matérielle, la promotion sociale, le travail, le parcours professionnel. Ce sera à toi de décider. Ne laisse pas la société décider à ta place. Autour de toi, chacun aura son point de vue. Utilise-les comme des informations. Rien de plus. Et forge-toi une opinion. Ton opinion. Enfin, agis. Sans faiblesse (et sans prétention). Avec courage (et sans désinvolture).

C’est cela le combat que nous devons tous mener tous les jours. Celui de l’action pensée et réfléchie. Celui de l’action courageuse.

Car, n’oublie pas : «la liberté ne rime ni avec hasard, ni avec dilettante, ni avec précipitation, c’est tout le contraire. […] la liberté se mérite par la préparation, par la prudence et par la discipline, c’est-à-dire par tout ce qui semble la restreindre et qui pourtant, systématiquement, la précède».

C’est ici qu’intervient le paradoxe autour de la question de la liberté. Elle ne consiste pas à faire ce que l’on veut.

La liberté ne va pas sans respect et obéissance.

Comme l’écrit si bien Xavier Alberti, «respecter ce n’est pas s’aplatir, ce n’est pas se renier, ce n’est pas se trahir; respecter c’est participer à l’édification du mode de vie sur lequel repose notre liberté. Respecter c’est s’élever et élever nos valeurs communes, celles qui nous font peuple, nation, République».

Il n’y a pas de liberté sans respect. Le respect des autres, de leurs opinions et de leurs singularités.

Car, la liberté de chacun a pour condition la liberté de tous.

Mon cher Elie,

Il n’y a pas de liberté sans obéissance non plus.

Toi et moi partageons la même foi. Celle qui nous invite à nous agenouiller devant la Croix de notre Seigneur pour ne jamais être à genoux devant les humains.

Cette obéissance absolue vis-à-vis de notre Seigneur est l’instrument de notre liberté. C’est elle qui nous sauve de tous les asservissements.

Et c’est sur ce point que je voudrais terminer cette correspondance que tu ne seras pas le seul à lire.

Il n’y a aucun mérite à faire tout et n’importe quoi. C’est le chemin de la perdition.

La liberté doit te conduire à découvrir ton génie et à en faire profiter la collectivité. Je t’ai déjà vu à l’œuvre. Tu as du talent. Ne te donne aucune limite. Crée. Innove. Imagine. Etonne-nous.

La liberté doit te conduire à refuser les fausses évidences. Questionne tout. Interroge-toi constamment. Remets en cause ce que tout le monde tient pour acquis. Avec humilité et pertinence.

La liberté doit te conduire à comprendre les autres comme tu voudrais que l’on te comprenne. Accepte les différences. Ouvre-toi à l’inconnu. Apprends à apprivoiser l’incertitude. Sois ami à l’épreuve et à la douleur. Apprends les bienfaits de la solitude. Goûte à tout sans jamais dépendre.

Mon cher Elie,

Sois libre !

Publié par Joël Bofengo

Catholique. Journaliste congolais. Curieux de tout (sauf de gastronomie), j’aime lire (des livres) et écouter (la radio). Je crois au meilleur de l’être humain mais je le sais également capable du pire. «Je suis pessimiste avec l'intelligence, mais optimiste par la volonté». Fan de Liverpool FC.

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