Les médias traditionnels vont droit dans le mur

Si les médias traditionnels continuent de suivre la pente qu’ils dévalent depuis un peu plus d’une décennie maintenant, ils vont perdre leur raison d’être et, donc, disparaître.

Provocateur, l’écrivain et journaliste (Europe 1, France Inter et Radio France) Ivan Levaï écrit sous l’entrée «Presse» dans le «Dictionnaire amoureux de la radio» :

«Lecteurs, auditeurs, spectateurs, et vous, consœurs et confrères, préparez-vous à souffrir. La presse française va mourir. Elle agonise sous nos yeux depuis le début du siècle, dans l’indifférence des docteurs tant-pis et tant-mieux, pour la première fois réunis contre elle.»

Le règne de la facilité

Bien plus qu’une provocation, cette phrase est une interpellation pour tous ceux qui aiment la presse et estiment qu’elle est une garantie pour la démocratie. J’en fais partie.

Cependant, je ne fais pas partie de ceux qui répètent sans réfléchir que la presse constitue le «quatrième pouvoir». Non. La presse n’est pas le «quatrième pouvoir». Elle influence profondément les pouvoirs institués et la société dans laquelle elle évolue.

Mais l’effort et l’exigence qui font de la presse une des garanties pour une démocratie éclairée sont ceux qu’exigent tous les combats qui en valent la peine : la liberté, la prospérité, l’indépendance, l’amitié, la famille.

«Sans effort, il reste uniquement ce qui ne le mérite pas. Tout le reste est perdu, c’est-à-dire tout ce qui compte, tout ce qui est réellement précieux et qui sans effort, se dérobe.»

Cette pente dont je parlais dans les premières lignes de ce billet de blog est bien décrite avec ces mots de Xavier Alberti. Le «pas d’effort» ou le «peu d’effort» que s’autorise la presse actuellement va signer son arrêt de mort. Le travail du journaliste est exigeant et ne saurait s’accommoder au laisser-faire si caractéristique de l’époque.

Dans un autre billet, j’ai tenté d’expliquer en quoi il consiste ce travail :

«Pour moi, le travail du journaliste ne se limite pas à relayer l’actualité avec son micro, sa caméra ou son journal. Le travail du journaliste consiste à expliquer, à donner des clés de compréhension d’un monde de plus en plus complexe, à travers la vie des gens. Des hommes et des femmes qui sont confrontés quotidiennement au chaos de la réalité.»

Par commodité et par paresse, cette exigence du réel et du souci de l’expliquer le plus clairement et le plus honnêtement possible a été progressivement gommée de l’esprit des médias.

D’où cette interpellation en forme d’interrogation d’Ivan Levaï :

«A qui la faute si un journalisme assis a succédé au journalisme debout d’un Kessel ou d’un Hemingway, lequel recommandait ‘’d’écrire un jour une seule phrase vraie’’ ?»

Le journalisme assis, c’est le règne de la facilité. Clapis derrière leurs écrans de téléphone et d’ordinateur, ils guettent le moindre tweet pour le relayer. Ces journalistes-là ont choisi le «sans effort», réduisant leur fonction à celle de relayeur de l’actualité. Ils inondent les groupes Whats’App où ils déversent jusqu’à vomir tout ce qu’ils lisent dans d’autres groupes Whats’App.

Le terrain, il n’y a que ça de vrai

Vous ne les verrez que rarement dans les marchés, les arrêts de bus, les bords de routes cahoteuses ou les abords des décharges publiques du Congo. Le nez plongé sur leurs écrans, ils redoutent le terrain. Les conversations avec la vendeuse de tomates, le conducteur de moto, le serveur du bistrot, la prostituée de l’avenue de la justice. C’est trop pour eux.

L’autre jour, je lisais sur un site Internet d’informations congolaises un article sur l’impact de la dépréciation du franc congolais sur «les prix des produits de première nécessité à Kinshasa». Article de douze paragraphes qui ne reprend l’évolution du prix que…d’un seul produit, la braise. Refus de jouer.

«Nous avons oublié et peut-être même perdu le goût de l’effort et finalement l’effort lui-même, croyant naïvement que sans effort il était possible d’obtenir les mêmes résultats en empruntant d’autres chemins.»

Pour un journaliste, l’effort c’est de se confronter au terrain. Il peut faire peur.

Je me souviens des conducteurs de taxis qui assurent le trafic entre Beni et Kasindi, à la frontière ougandaise au Nord-Kivu. Ils étaient visés par des attaques des rebelles ADF. Je tente de les convaincre de témoigner à mon micro. Refus catégorique. Il s’ensuit un quart d’heure d’une vive discussion au terme de laquelle l’un d’eux, le «président» accepte de répondre à mes questions. Un autre conducteur s’y essaie. Puis un autre troisième. Et un quatrième.

Je repars de là avec des sourires et des numéros de téléphone («Appelle-nous de temps en temps, on a beaucoup d’informations à vous donner»).

Le terrain peut être effrayant. Mais c’est là et nulle part ailleurs que l’on apprend la prudence et la modestie qu’exige le métier de journaliste. C’est là que prennent forme les récits qui doivent raconter l’actualité. C’est là que l’on apprivoise et canalise l’impatience inhérente au métier de journaliste. C’est là que l’on comprend la complexité des situations chaotiques d’une actualité qui va trop vite et qui exige pourtant une explication lente et précise.

«Le brouhaha permanent»

C’est cela le métier du journaliste. Mais hélas, cette pratique exigeante n’est plus qu’un vieux souvenir. Relayer les commentaires des commentaires est devenu une profession en soi.

Les chaines d’info en continu et les réseaux sociaux ont consacré le règne de la parole facile.

Jean-François Achilli, ancien journaliste de France Info, en parle en connaisseur :

«La politique, avec l’avènement du Net et des chaînes qui consacrent une large part à la vie politique, France Info à BFMTV à la télé pour ne citer qu’elles, organisent désormais le débat permanent. Mais un évènement chassant l’autre, ces médias participent malgré eux au brouhaha permanent, consubstantiel de la défiance croissante de l’opinion publique à l’égard d’une classe politique qui transforme peu et parle trop.»

Éloignés du terrain et, donc, de la vie et des préoccupations de leurs concitoyens, les journalistes perdent un précieux outil pour le métier : l’écoute. Ils aiment désormais parler, assener, réagir, condamner, s’offusquer. Pourtant leur premier travail consiste à écouter et à comprendre. Car, comment expliquer si l’on n’a pas soi-même compris ?

Mais la vitesse est devenue en elle-même une valeur. Personne ne se donne le temps d’écouter et de comprendre. Il faut vite inonder les groupes Whats’App des nouvelles aussi creuses qu’imprécises.

Il y a quelques années, mauvais esprit, je faisais remarquer à un rédacteur en chef d’une grande radio congolaise qu’il confondait la mission d’un média avec celle d’un groupe Whats’App. Au-delà de la boutade, j’y affirme une conviction :

Un journaliste explique. Il donne des éléments de compréhension de l’actualité. Il donne à voir et à comprendre. Qu’est-ce qui s’est passé hier qui peut donner du sens à ce qui se passe aujourd’hui ? Qu’est-ce qui se passe ailleurs qui peut aider à comprendre ce qui se passe ici ?

Un média qui ne s’astreint pas à cette exigence n’est pas différent d’un groupe Whats’App.

Comme le philosophe Raphaël Enthoven, je ne suis pas optimiste sur l’avenir de la presse :

«Il est essentiel d’injecter de la nuance, de la différence, de la dialectique dans un monde qui accélère en permanence, qui est avide de rapidité et qui méprise le dialogue au profit d’opinions péremptoires. Pour ça, on a besoin des médias et l’enjeu est de civiliser les réseaux sociaux. Les médias traditionnels sont les seules instances qui ont une chance d’injecter un peu de lenteur, de dialectique, de civilité ou de réalité. […] En réalité, le rôle d’un média c’est de montrer aux gens qu’ils sont plus libres quand ils sont informés que quand ils croient savoir. […] Je ne suis pas du tout optimiste quant à l’avenir des médias, je crois que ça tourne très mal et que la tendance est à l’immédiateté, à la fin de la présomption d’innocence, c’est-à-dire à l’institution toujours accrue de tribunaux populaires où on juge les gens sans avocat, sans appel, où une foule versatile les condamne parce leur tête ne leur revient pas.»

Publié par Joël Bofengo

Catholique. Journaliste congolais. Curieux de tout (sauf de gastronomie), j’aime lire (des livres) et écouter (la radio). Je crois au meilleur de l’être humain mais je le sais également capable du pire. «Je suis pessimiste avec l'intelligence, mais optimiste par la volonté». Fan de Liverpool FC.

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