L’Artiste

-Qu’on le veuille ou pas, on est conditionné par son environnement, immédiat ou lointain. On se berce d’illusions quand on aspire à vivre libre. La liberté n’existe pas. Quoi que tu fasses, tu dois tenir compte de ce que pensent ta famille, tes amis, tes ennemis, et tout un tas de gens dont tu n’as absolument rien à foutre.

-Je ne partage que très partiellement ton point de vue. On peut vivre librement.

-Comme toi ?

Tshibo se sent dans l’obligation de s’expliquer devant Makasu. Ce dernier ne lui a pourtant rien demandé. Mais les deux savent ce qui se passe. La jeune femme a accepté, sous la pression de sa famille, d’épouser un homme qu’elle n’a jamais vu.

Les deux familles s’étaient déjà mises d’accord. Les deux jeunes époux n’ont pas eu beaucoup de choix. C’est en tout cas ce que tente de plaider Tshibo devant Makasu.

Abreuvé par les lectures de Deleuze et Foucault, l’enseignant est un adepte du laisser-faire. Mais seulement quand il s’agit de lui, comme le lui reprochera plus tard Washington.

Makasu refuse de juger Tshibo mais il estime au fond de lui que la jeune femme aurait dû se battre davantage pour s’opposer à un mariage arrangé.

-Ma chère, on est quand même en 2021… Tu réalises ?

-Je suis Luba.

-Et donc ?

-Laisse tomber. Tu ne comprendras jamais.

Deux choses dérangent Tshibo. Elle a le sentiment qu’elle aurait pu construire quelque chose avec Makasu. Ça ne sera pas le cas. Sauf si son ami y consent. Mais une fois cette hypothèse validée, tout de suite se pose la question : que va-t-il se passer avec Tabu, son nouvel époux qui doit arriver à Kinshasa dans trois mois ?

Son intuition lui dit pourtant que tout n’est peut-être pas encore fini.

-Ne fais pas le malin. Toi non plus, tu n’es pas libre.

-Si tu veux savoir si je vois quelqu’un, la réponse est oui.

-Et pourquoi, tu me draguais ?

-J’aime draguer.

-Voilà qui a le mérite d’être clair. Prends soin de toi. Bye !

Vexée par la réponse de Makasu, Tshibo se lève pour s’en aller. Mais son ami la retient par le bras.

-Reste, s’il te plaît. Tu n’as pas compris ma réponse.

A l’évidence, Makasu n’a pas menti. Mais comme il le dit lui-même : ne pas mentir à une femme peut être une grande faiblesse. Non pas qu’il pense, comme l’autre, que les femmes aiment qu’on leur mente. Mais pour l’enseignant, la relation amoureuse relève de l’art. Pas de la réalité. Et en amour, Makasu est un artiste.

-Écoute. Il y a une chose qui ne va pas t’arriver si tu sors avec moi : tu ne t’ennuieras jamais.

-Ce n’est pas pour me rassurer.

-Je sais mais tu vas adorer.

-Prétentieux, monsieur l’enseignant ! Et d’ailleurs, qui est-ce qui t’a dit que je veux sortir avec toi ?

-Je le vois dans tes yeux.

Le silence de Tshibo finit par convaincre Makasu qu’il avait vu juste. La jeune femme est bien amoureuse. Et pas de ce nouvel époux qu’il n’a jamais vu.

De sa voix calme, il explique à son amie comment ils vont devoir s’y prendre. Il ne sera pas encombrant. Ils ne se verront que quand elle le décidera. Elle décidera aussi de l’heure et de l’endroit.

-Et je m’occuperai du reste.

-C’est quoi le reste ?

Dans le répertoire du téléphone de Libanais, le numéro de Makasu porte le nom «L’Artiste».

Un soir après avoir assisté à une vive discussion entre Libanais et sa compagne, il avait décidé de «coacher» son ami. Étoile d’État reprochait à son amant de manquer de «magie». Le commerçant s’en était offusqué.

En quittant le couple, Makasu avait demandé à son ami de passer chez lui après qu’il avait eu raccompagné sa compagne.

-Mon cher, commence l’enseignant, ta chérie a raison. Tu gères ta relation comme tu gères ton business. Ça ne se fait pas. Il n’y a pas ici de marge bénéficiaire ou d’avantage concurrentiel.

Une femme aime le rêve. Si tu ne peux pas le lui acheter, crées-en un. L’amour, c’est de l’art. Tout est dans la présentation. Le paquet est plus important que le contenu. Même si ce n’est pas vrai, il faut lui faire croire que tu es capable d’aller sur la lune pour lui chercher ce qui lui plaira.

Crée-toi un personnage. Sors de ce personnage mécanique qui passe tout par son filtre comptable. En amour, on ne compte pas. On ne calcule pas. On crée. On invente. On surprend. On déstabilise. Le but, c’est de créer le plus de souvenirs possibles. C’est tout ce qui reste à la fin : les souvenirs.

C’est cela la magie dont elle t’a parlé tout à l’heure. C’est ce qui fait que le matin quand elle sort de son lit, elle garde encore en mémoire les odeurs et les mots de la soirée précédente.

Toutes les femmes attendent ça de leur compagnon. Lettrées, illettrées, cadres, employées, maraichères, commerçantes, politiques, médecins, avocates. Elles sont toutes pareilles. Elles veulent qu’on leur fasse rêver.

C’est ce qu’Étoile d’État attend de toi. Pas que tu sortes des billets de banque à tout moment. Fais-la sentir unique.

Passe la voir à son boulot sans prévenir, avec un bouquet de fleurs. Apporte-lui du pain au chocolat le matin quand elle arrive au travail.

Appelle-la au téléphone à 16 heures juste pour lui dire que tu l’aimes et qu’elle te manque.

-Dis-moi, coach, tu appliques tout ça ?

-Pourquoi penses-tu que les femmes me courent après ?

C’est ce Casanova-là que Tshibo s’apprête à découvrir. La jeune femme est impatiente de commencer cette relation que tout lui interdit pourtant.

Mais, comme le répète à l’envi Makasu, c’est le propre du désir que de vouloir ce qui est interdit.

Publié par Joël Bofengo

Catholique. Journaliste congolais. Curieux de tout (sauf de gastronomie). Fan de Liverpool FC.

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