J’ai lu ces derniers jours deux beaux textes qui ont mis en exergue ce que l’on peut considérer aujourd’hui comme l’un des problèmes majeurs de nos sociétés post-modernes qui, si l’on n’y prend garde, va finir par nous conduire vers des lendemains douloureux. Si ce n’est déjà le cas. C’est le nouveau credo de notre temps : tout est bon à prendre, «pourvu que ce soit simple». Tout ce qui est complexe nous fait peur. Ou nous ennuie. Ou nous importune. Ou tout cela à la fois.
Dans «Déni de réalité», Jacques Attali part de la crise occasionnée par la réforme des retraites, initiée par le gouvernement français, pour interpeller ses compatriotes- du chef de l’État aux groupes de l’opposition au Parlement- sur les problèmes que connaît leur pays : dette publique, industrie déclinante, etc.
En Europe, l’économiste note également un déni de réalité face à «la prise de contrôle militaire des États-Unis sur l’Allemagne et sur l’Europe de l’Est» et face à «la prise de contrôle économique de la Chine».
A l’échelle de la planète, M. Attali pointe également le déni de réalité de tout le monde face à la catastrophe climatique qui nous guette.
Qu’est-ce qui peut donc expliquer cette incapacité à saisir la réalité ? Cette réalité que nous côtoyons tous et qui est abondamment évoquée dans les médias, tant traditionnels que personnels.
L’explication de Jacques Attali : «beaucoup trop de gens préfèrent une explication du monde n’exigeant pas de faire des efforts ; ou au moins conduisant à penser qu’il ne sert à rien d’en faire, parce qu’on ne peut avoir aucun impact sur son avenir».
Ne pas faire d’effort. Si on devait trouver une formule pour résumer le mieux notre façon de vivre aujourd’hui, c’est bien celle-là.
Jacques Attali n’est pas le seul à l’évoquer. Sur son blog, Xavier Alberti abondait également dans le même sens, il y a quelques jours.
Dans le billet intitulé «La grande fatigue», l’entrepreneur notait :
«Nous avons oublié et peut-être même perdu le goût de l’effort et finalement l’effort lui-même, croyant naïvement que sans effort il était possible d’obtenir les mêmes résultats en empruntant d’autres chemins.»
C’est devenu comme une injonction de notre espèce : «Pourvu que ce soit simple». Et si ça ne l’est pas, tant pis. Nous chercherons autre chose qui soit simple.
Dans un autre billet, je vous racontais une discussion avec un jeune garçon qui m’avait fort offusqué. Il m’avait été présenté comme «poète». En répondant à une requête que je lui avais adressée, il m’avait présenté un texte de moins de 500 mots, rempli de fautes d’orthographe. Son explication : la version du logiciel Word contenu dans l’ordinateur où il a rédigé le texte ne proposait pas de correction automatique. J’en avais été choqué. Un poète !
Mais je ne l’accablerai pas. Il est représentatif de ce que nous sommes devenus. Sur nos smartphones, le clavier nous suggère désormais des mots dans la langue choisie pour écrire des SMS, des messages WhatsApp ou des mails. Je vous mets au défi de supprimer cette option. Vous ne tiendrez pas deux jours. Écrire vous semblera tellement fastidieux, que vous vous contenterez des émojis pour vous exprimer.
A l’école, à l’église, à la salle de sport, à la maison, au travail. Désormais partout, l’effort nous est insupportable.
Je garde encore à l’oreille la remarque d’une jeune fille (étudiante en droit) qui m’a abordé dans un restaurant alors que je lisais «On achève bien les hommes» de Dany-Robert Dufour, en attendant mon repas : «Vous lisez un gros livre comme ça !». Par bonté, je me suis gardé de lui répondre que c’était le plus petit livre (en volume) que j’avais lu depuis le début de l’année.
Là encore, je ne l’accablerai pas. Je ne compte plus les remarques de mes collègues qui découvrent ma petite bibliothèque à la maison. Ça va de «Tu lis vraiment tous ces livres ?» à «Comment tu fais pour lire tout ça ?».
Ce sont pourtant les mêmes collègues qui me disent : «Tu sais, tu écris bien. Comment tu fais ?».
Ironique, n’est-ce pas ?
«Sans effort, il reste uniquement ce qui ne le mérite pas. Tout le reste est perdu, c’est-à-dire tout ce qui compte, tout ce qui est réellement précieux et qui sans effort, se dérobe», écrit Xavier Alberti.
C’est une loi naturelle.
A force de vouloir vivre constamment dans le divertissement, nous avons perdu de vue que dans la vie, la distraction est une parenthèse. Et qu’elle ne peut ni ne doit se prolonger indéfiniment au risque de faire perdre à la vie ce qu’elle nous offre de plus précieux : la liberté.
Pour exprimer correctement sa pensée, il faut apprendre correctement la grammaire.
Pour écrire de bons textes, il faut lire de bons livres (peu importe leur volume).
Pour se faire une juste opinion de l’actualité, il faut suivre les bons médias.
Pour jouer correctement un instrument de musique, il faut passer des heures à en apprendre le fonctionnement.
Dans la vie, il n’y a pas de raccourci.
Ce sont les efforts d’aujourd’hui qui achètent la liberté de demain.
Que ce soit au sujet de la sécurité ou de la crise alimentaire au Congo, de la crise climatique, de la crise de l’éducation, de la dépendance vis-à-vis des puissances étrangères, tout nous impose de faire des efforts aujourd’hui. Effort pour penser. Effort pour décider. Effort pour exécuter. Effort pour attendre les résultats des efforts.
Si nous avons de plus en plus l’impression que nous sommes submergés de crises, c’est parce que nous refusons l’effort, préférant les voies de facilité. Elles ne conduisent jamais à la liberté. Toujours à la servitude.
Les problèmes humains sont forcément complexes. Il faut les prendre comme tel et essayer de les résoudre avec courage. Rien ne serait plus dommageable pour notre civilisation que de tourner le dos à tout ce qui nous paraît complexe pour n’embrasser que ce qui nous paraît simple.
C’est la difficulté qui forge notre caractère.
C’est la complexité qui aiguise notre intelligence.
C’est la douleur qui aguerrit notre corps.
Dans «Prendre le large», il y a cette belle phrase de Xavier Alberti :
«La liberté se mérite par la préparation, par la prudence et par la discipline, c’est-à-dire par tout ce qui semble la restreindre et qui pourtant, systématiquement, la précède.»
C’est pour cette raison que la connaissance est la chose qui nous rapproche le plus de la liberté.
Son acquisition exige de nous la disponibilité, la discipline et la soumission à l’autorité sans quoi l’école perd tout son sens. Malheureusement, dans nos sociétés où l’individu prend de plus en plus la place du citoyen, personne ne veut plus ni se soumettre à l’autorité ni faire l’effort qu’exige l’acquisition de la connaissance.
L’injonction «Pourvu que ce soit simple» s’est invitée à l’école. Le philosophe Dany-Robert Dufour l’a bien résumé dans «Le Divin Marché» : «Si je ne comprends pas Platon et Aristote, c’est que ces auteurs ne s’expriment pas clairement, il faut donc les retirer du programme».
Voilà à quoi nous sommes réduits. Des individus à qui tout effort est désormais insupportable, préférant les explications simplistes à la complexité de la réalité. Le vraisemblable à la vérité. Les théories du complot aux démonstrations scientifiques.
Si nous ne nous ressaisissons pas, le pire est à craindre pour nous. Notre planète, notre vivre-ensemble et nos institutions sont menacés.
Si, comme l’écrit Jean Monnet, «les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise», il est grand temps pour nous de changer. La crise est déjà là.
« Pourvu que ça soit simple »: encore un thème très instructif. Merci beaucoup pour ces conseils qui interpellent. Avec toi, nous sommes toujours sur le chemin de l’école car on apprends énormement.
Très belle plume. Bravo mon ami. 👏👏👏. Merci beaucoup.
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