Contre la «dictature de l’urgence», penser le temps long

La «dictature de l’urgence» que déplore Kako Nubukpo dans «L’urgence africaine» est loin d’être une spécificité africaine. Ce qui n’est pas pour me rassurer. Bien au contraire.

L’économiste togolais regrette la prééminence du court-terme dans la mise en place des politiques publiques en Afrique.

Le danger de la réflexion à court-terme dans les pays comme le Congo- «où tout est priorité»- est qu’à la fin, le pays fait du surplace. Les avancées supposées constatées dans un domaine se révèlent avec le temps comme des difficultés nouvelles dans d’autres.

Ainsi, la question des augmentations de salaires. Aussitôt élu, on voit des dirigeants s’empresser d’annoncer des augmentations de salaires dans le secteur public. Sans s’interroger sur les incidences d’une telle décision sur l’ensemble de l’économie du pays. Il faudra attendre que le FMI ou la Banque mondiale viennent leur tirer les oreilles pour qu’ils y renoncent.

Autre exemple : le recrutement dans la fonction publique pour résorber le chômage de masse. Un autre non-sens économique. A chaque remaniement gouvernemental, c’est devenu comme une ritournelle. Des arrêtés d’admission sont signés sans tenir compte des besoins de l’administration publique ni des qualifications ni même du coût global d’une telle décision. Conséquence : la part des rémunérations et du fonctionnement des institutions est sans cesse croissante. Celle des investissements, réduite à sa portion congrue.

Ces deux exemples illustrent moins une mauvaise volonté qu’un manque de vision stratégique.

La stratégie exige du temps

Les exemples de ce type de décisions peuvent être multipliés à l’infini. Des décisions qui ont tous un dénominateur commun : le bon sentiment.

Avoir envie de réduire le chômage de masse est une chose. Mettre en place les politiques publiques pour y arriver, c’est une autre chose. La différence entre les deux, c’est la vision stratégique.

Certes, «l’élaboration méticuleuse d’une stratégie ne garantit nullement son succès», mais «l’absence de stratégie cohérente et envisageable sur la durée a toutes les chances d’aboutir à un échec».

On peut comprendre que pour des responsables politiques dont le court-terme est la seule échéance envisageable, la stratégie puisse paraître comme un gros mot. Car, qui dit stratégie dit temps long, moyen-long terme.

Il est facile d’annoncer, à la suite d’une pluie diluvienne qui a causé une centaine de morts, que toutes les familles dont les domiciles sont situés le long des rivières seront contraintes d’aller vivre ailleurs. Mais il est plus difficile de réfléchir sur la question de l’urbanisation de la ville de Kinshasa. Ça demande du temps, de la patience, de la réflexion, de la rigueur et une action courageuse.

Un gouverneur de la ville de Kinshasa qui se lancerait dans un vaste chantier pour remettre de l’ordre dans la capitale congolaise n’en verra pas les résultats. Ça ne devrait pourtant pas décourager les bonnes initiatives.

Mais seulement, voilà !  Pour reprendre la formule de l’économiste Carlos Lopes, en Afrique, on préfère célébrer les promesses de résultats que les résultats eux-mêmes.

Autant la nature impose au paysan d’attendre que la saison arrive pour finalement voir les résultats des graines qu’il a plantées quelques mois auparavant, autant l’initiative politique a besoin de temps pour aboutir à des solutions concrètes. Il y a le temps de l’action et le temps des résultats. Les deux ne se confondent pas.

La sagesse des fables

«La Cigale et la Fourmi» est la première fable du premier recueil de Jean de La Fontaine, paru en mars 1668. C’est l’une de mes préférées.

«Que faisiez-vous au temps chaud ?», demande la Fourmi à la Cigale, venue la prier de lui «prêter quelque grain pour subsister».

«Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise», répond l’emprunteuse.

«Vous chantiez ? j’en suis fort aise : Et bien ! dansez maintenant», répond la Fourmi.

Une autre fable de Jean de La Fontaine se lit en échos à «La Cigale et la Fourmi».

Avant de mourir le Laboureur dit à ses enfants :

«Remuez votre champ dès qu’on aura fait l’Oût.
Creusez, fouiller, bêchez ; ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse.»

Au-delà des similitudes sémantiques (vous aurez remarqué que dans les deux textes, il est question du mois d’«oût»), les deux fables abordent toutes les deux la question de l’action, de sa préparation et de ses résultats.

Au sujet de son premier recueil, Jean de La Fontaine écrit : «Ainsi ces fables sont un tableau où chacun de nous se trouve dépeint».

Le poète s’adresse à chaque être humain. Les protagonistes de ses fables ont beau être des animaux, c’est de nous qu’il parle.

Si le laboureur conseille à ses enfants de travailler, c’est pour qu’ils ne se retrouvent pas dans la situation de la Fourmi.

Au Collège Bonsomi, un camarade de promotion conseillait à son voisin, fort bavard pendant les heures de l’après-midi consacrées à l’étude individuelle, «Masta na ngai, tanga heee» (mon ami, profite de ces heures pour étudier).

Agir aujourd’hui pour être libre demain

Pour réussir son examen, il faut réviser ses notes.

Pour écrire de beaux textes, il faut en lire.

Pour avoir un corps d’athlète, il faut s’astreindre à l’exercice physique et surveiller son alimentation.

Pour être bon lors du match, il faut s’entraîner sérieusement.

Quel que soit l’objectif que vous voulez atteindre, il vous faut agir en conséquence pour y arriver. C’est une loi de la nature qui ne souffre d’aucune exception.

Elle est vraie pour les individus comme pour les organisations et les collectivités.

Un pays qui veut remporter le Championnat d’Afrique des Nations doit organiser un championnat national compétitif et financer la mise en place des infrastructures sportives de qualité.

Un pays qui veut vivre en paix et profiter de ses ressources naturelles doit être prêt pour la guerre. Comme disait Churchill, «ce n’est qu’en se préparant à la guerre que l’on peut garantir la préservation des richesses, des ressources naturelles et du territoire de l’État».

Sur son blog, Xavier Alberti note que «nous vivons une époque où les diagnostics sont partout et les remèdes nulle part». Encore faut-il que ce diagnostic soit bon. Et une fois qu’il est fait, doit intervenir la phase la plus importante : l’action. Mais l’action doit être pensée, ordonnée et planifiée. Bref, elle doit faire partie d’une stratégie.

On a beau multiplier les constats et les avertissements sur les effets du changement climatique, si chacun ne prend pas sa part et ne fait pas ce qui lui revient, nous lèguerons à nos enfants une planète invivable.

On a beau déplorer la corruption qui gangrène la société congolaise, si chacun continue de considérer que c’est toujours l’autre le corrompu, on n’avancera pas beaucoup.

Si chacun pense pouvoir profiter du népotisme et du clientélisme, sans réaliser que ces attitudes minent le vivre-ensemble et détruisent ce qui fait l’essence même de la République, le Congo ne sortira pas la tête de l’eau.

«Le temps des choix»

Il est arrivé le moment où nous devons choisir entre nos petits égoïsmes particuliers et le bien du pays. Car trop souvent, nous n’évoquons les efforts que pour parler de ceux que doivent faire les autres. Jamais soi-même.

Pourtant, la nation ne se construit que grâce aux efforts collectivement et individuellement assumés. Sans faux-semblant. Sans faux-fuyant.

«Avant le temps des sacrifices, vient donc le temps des choix, non pas ceux que nous voulons pour les autres, mais ceux dont nous sommes capables pour nous-même. Nous pouvons changer. Nous savons changer. Mais voulons-nous changer ?» , s’interroge Xavier Alberti dans «Le temps des choix». Vouloir changer veut dire accepter de prendre sur soi tout ce qu’implique ce changement : agir en bon ordre. Ne pas laisser les multiples urgences auxquelles le Congo doit répondre dicter notre agir collectif.

Lutter contre le chômage de masse, relancer l’outil productif, construire des infrastructures, améliorer le climat des affaires, reformer le secteur de la sécurité. Toutes ces questions paraissent prioritaires dans un pays comme le Congo. Mais comme l’écrit si bien Graham Allison, «pour défendre les intérêts vitaux [d’une nation], il faut d’abord les définir car à force de donner la priorité à tout on ne donne la priorité à rien.»

Il est donc nécessaire de faire des choix éclairés, en ayant à l’esprit que le développement est un processus de long terme. C’est le domaine de la stratégie et du temps long qui ne répond pas au dictat de l’opinion publique, des chaînes d’information en continu et de la clameur des réseaux sociaux, jamais satisfaits de rien.

Consacrer du temps à la réflexion. Agir avec courage, effort, rigueur et imagination. Et laisser le temps faire son travail. Comme ce paysan qui, après les semailles, attend patiemment la saison de récolte. Toujours garder à l’esprit que «tout ce qui est destiné à durer croît lentement».

Et si comme l’écrit Xavier Alberti, «la force est du côté des lents», il est impérieux «d’écouter la nature et de ne pas se laisser confisquer le temps pour éviter que tout n’arrive d’un coup et que finalement, à force de courir, il n’arrive plus rien du tout, plus rien que nous n’ayons vraiment décidé, et que nos courses ineptes [et] nos fausses urgences ne soient au final que des passe-temps».

Publié par Joël Bofengo

Catholique. Journaliste congolais. Curieux de tout (sauf de gastronomie). Fan de Liverpool FC.

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