Le courage d’agir

Mercredi 2 février 2022

En milieu de matinée, des informations ont commencé à émerger des réseaux sociaux, faisant état de nombreuses personnes tuées au marché Matadi Kibala dans l’Ouest de Kinshasa. Les grands médias nationaux ont ensuite relayé l’information, confirmant le drame. Un communiqué de la Société nationale d’électricité publié dans la foulée annonce qu’«un coup de foudre […] a sectionné un conducteur de phase sous-tension» qui est tombé «sur le marché de Matadi Kibala se situant dans la servitude des lignes de transport de SNEL SA».

Sur son compte Twitter, le porte-parole du gouvernement qui s’est rendu sur le lieu avec le Premier ministre, d’autres ministres et le gouverneur de la ville, fait état de 26 morts.

Il n’en fallait pas tant pour mettre les réseaux sociaux en ébullition. Condamnation, compassion, indignation, colère. Tous les états d’âme se sont exprimés.

Les images de corps inanimés, certains baignant dans des flaques d’eau que connaissent bien les Kinois qui fréquentent ce marché en ont rajouté à l’émotion.

Et tout de suite, la course à la recherche du (des) responsable(s) s’est enclenchée.

Tous ceux qui vivent à Kinshasa savent pourtant bien que ce marché est situé juste en-dessous du passage des lignes électriques haute tension. Et ce n’est pas un cas isolé dans cette ville monstre de plus de 10 millions d’habitants. Ces lignes passent également au-dessus de nombreuses autres zones habitées.

«Et c’est seulement aujourd’hui que tout le monde se rend compte qu’une ligne haute tension passe au-dessus du marché de Matadi Kibala», ironise une jeune juriste sur Twitter.

Le compte de la présidence congolaise sur le même réseau social note d’ailleurs que «lors du Conseil des ministres tenu le 7 janvier 2022, le Chef de l’État a instruit le gouvernement pour une délocalisation rapide du marché de Matadi Kibala au vu du danger que représente son emplacement actuel pour la population».

Si tout le monde savait, pourquoi personne n’a rien fait ?

«Type K»

La même question s’est posée le 8 janvier 1996.

Ce jour-là, un aéronef rate son décollage de l’aéroport de Ndolo et finit sa course quelques mètres plus loin au marché «Type K». Oui. Il s’agit bien de cela. Un marché situé à quelques mètres d’une piste d’atterrissage. Aussi impensable que cela puisse paraître, c’est chose banale au Congo.

La preuve : alors que plus de deux cents personnes ont péri dans ce drame, un marché s’est reconstitué à cet endroit.

Sur le site Internet de Radio Okapi, la radio onusienne en RDC, on peut lire cet article publié en mai 2015 :

«L’ancien marché “Type K” situé au prolongement de la piste de l’aérodrome de N’dolo à Kinshasa a repris du service. Le site est officiellement fermé depuis 1996 après un crash d’avion qui avait fait une centaine de morts parmi les vendeurs et les acheteurs de ce marché. Les autorités de la Régie des voies aériennes (RVA) tirent la sonnette d’alarme sur le danger que courent les commerçants et les particuliers qui construisent des maisons le long du site de ce marché.»

Le media fait parler le commandant de l’aéroport. Marie Omanga explique que cet espace constitue «la partie occasionnelle roulable Nord» de l’aérodrome de Ndolo.

«Selon elle, lorsque l’avion rate son atterrissage ou son décollage, ce site lui permet de freiner», lit-on sur le portail.

La belle et le volcan

En mai 2021, le volcan Nyiragongo est entré en éruption. La coulée de lave s’est immobilisée aux abords de Goma, épargnant la ville d’une catastrophe comparable à celle de 2002 qui avait fait une centaine de morts.

Grâce aux réseaux sociaux, des internautes du monde entier ont pu suivre presqu’en direct l’avancée de la lave vers la ville. Sur Twitter et Facebook, certains n’ont hésité à faire appel à Dieu pour épargner la ville d’une catastrophe. Leurs prières ont été entendues. Le pire a été évité.

Pourtant depuis de nombreuses années, des appels sont lancés pour revoir l’occupation de cette belle ville qui est à portée de lave du Nyiragongo, considéré comme le volcan le plus dangereux d’Afrique.

Des délégations gouvernementales se sont rendues à Goma après l’éruption de mai 2021. La mesure du problème a-t-elle été prise ? Est-on à l’abri d’une nouvelle éruption volcanique qui mettrait la ville en danger ?

«Les diagnostics sont partout»

Un collègue qui étudiait l’aviation à l’ISTA au début des années 1990 me racontait que l’un de ses enseignants leur avait prédit en 1993 un drame au marché «Type K» à cause de sa proximité avec l’aérodrome de Ndolo.

«Ce qui s’est passé aujourd’hui est la conséquence des décennies de négligence et d’anarchie. Il faut faire respecter la loi», a noté sur Twitter un Congolais après le drame du marché de Matadi Kibala.

Comme l’écrit Xavier Alberti sur son blog, «nous vivons une époque où les diagnostics sont partout et les remèdes nulle part».

Tout le monde a identifié les problèmes du Congo dans les moindres détails. Tout le monde sait ce qui peut, à un moment ou à un autre, causer un drame national.

La seule vraie question est le «faire». Car toutes les belles théories du monde sont inutiles si personne ne peut s’assurer qu’elles vont être mises en application.

J’ai récemment lu dans le discours d’ouverture de la nouvelle année académique de l’Université officielle de Mbuji-Mayi prononcé par son recteur l’abbé Cibaka, cette phrase digne des meilleurs punchline : « la théorie sans la pratique est une escroquerie bien organisée ».

A quoi sert-il de posséder toutes les théories du monde si elles ne peuvent pas être utilisées pour résoudre les problèmes d’une communauté ? A rien.

Contrairement aux théories, on n’apprend pas à agir. Il faut simplement commencer.

«C’est la leçon inaugurale de la vie, il faut se lever et marcher, il faut plonger, se jeter, se déclarer, il faut lire, écrire, composer, semer, chanter, danser, peindre. C’est là, dans la banalité du premier geste que se dissimule le principal de la vie. C’est aussi dans ce premier pas, ce déséquilibre avant, que l’on puise la force du deuxième pas et de tout ce qui suit», écrit encore Xavier Alberti dans un autre texte sur son blog.

Tous les diagnostics du monde, même les meilleurs, ne feront pas avancer le Congo. Ni même les prières, les imprécations, les slogans, les formules incantatoires.

Seul le courage d’agir fait avancer une société. Et «le courage n’est pas un savoir, c’est une décision».

«Il n’est donc jamais acquis puisque le courage n’existe que dans la décision, si bien que l’on ne gagne jamais ses galons de courageux pour l’éternité mais seulement le temps du courage effectif, réalisé, prouvé ici et maintenant», note encore Xavier Alberti.

Tant que les Congolais ne feront pas preuve de courage pour agir, individuellement et collectivement, les drames comme ceux du marché «Type K» et du marché de Matadi Kibala vont se reproduire. Les bavardages et les indignations éphémères n’y feront rien. «Pour commencer, il faut simplement du courage». Le courage d’agir.

Publié par Joël Bofengo

Catholique. Journaliste congolais. Curieux de tout (sauf de gastronomie), j’aime lire (des livres) et écouter (la radio). Je crois au meilleur de l’être humain mais je le sais également capable du pire. «Je suis pessimiste avec l'intelligence, mais optimiste par la volonté». Fan de Liverpool FC.

14 commentaires sur « Le courage d’agir »

  1. Un énième drame. Les émotions passeront bientôt, parce que nos colères ne dépassent la jacquerie. Notre mémoire est courte, et nous publierons encore. C’est notre maladie, une maladie qui nous permet de vivre paisiblement tous nos drames.

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      1. Une compassion sans action concrète, voilà la triste réalité quotidienne du peuple congolais. Les gens ont beau parlé mais la suite …. A ce niveau, rappelons un mauvais comportement devenu une habitude : un accident se produit et on se donne le luxe de filmer l’incident sans même songer à sauver la vie des victimes. Et sur ces images voilà
        La phrase qui se fait entendre partout – Que ce triste !!!
        La vie n’a même plus de valeur..
        La compassion animée par un amour sincère pousse aux actions concrètes, positives, constructives pour tous.
        Et c’est dont nous avons tous besoin.
        Ne laissons pas de place à tous ces discours vides qui ne font que choquer et qui ne sont empreints d’aucune compassion et empathie.
        Vraiment, « Il faut agir ». Laissons nos actions parler en lieu et place de nos paroles.
        Merci Joél d’avoir épingler et étaler cette réalité quotidienne qui perdure.

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  2. Notre très cher beau pays! Difficile à comprendre. Comme je lis souvent sur les réseaux sociaux : « si on t’explique comment fonctionne le Congo, et que tu comprends alors tu n’as rien compris. Tellement des faits incompréhensibles. On croirait qu’on ne vit pas dans la même planète que tout le reste du monde. Oui, il faut avoir le courage d’agir. Il faut être parmi ceux qui participent encore comme ils peuvent à faire tourner la roue, à éteindre le feu. Le feu ne s’éteindra plus diront certains. Mais soyons du côté de ceux qui sauveront tout de même un livre, un habit, une assiette,… de ce feu.

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  3. J’apprends à te lire cher Joël, mais qu’elle plume!
    Merci de toujours partager tes quedtionnements, tes reflexions, ta curiosité et surtout ton amour pour l’écriture; chose qui fait qu’on puisse apprendre, partager et s’expimer en retour. Keep it up

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